Yannick Alléno était arrivé au restaurant de l’hôtel Meurice avec une belle notoriété. J’avais eu confirmation de la pertinence de cette réputation lors d’un déjeuner de préparation. Le dîner de wine-dinners s’annonçait bien, tant le chef apparaissait motivé. La suite allait le prouver.
Ouverture des vins selon un cérémonial toujours agréable avec David, courtois et sympathique sommelier. Cela surprend toujours les sommeliers que je mette une heure et demie à ouvrir dix bouteilles. Les odeurs d’ouverture ne se retrouvent jamais sur table, tant l’oxygénation joue un rôle de première grandeur. Ce travail de l’air a surpris David, qui n’aurait pas imaginé qu’un Moulin à Vent puisse franchir tant d’étapes en si peu de temps. Nez incertains du Latour et du Chambolle Musigny. Le premier a remonté la pente. Le second a peiné.
Le menu conçu et réalisé par Yannick ALLENO : Mousseline d’œuf de poule, royale de poireau au fumet de truffe, allumettes croustillantes à la crème de lard. Turbot aux truffes cuit en croûte d’argile, crème légère de céleri au coulis de persil plat. Ragoût gourmand d’hiver en surprise. Tarte « Flammekuche » truffée, cœur de salade à la crème, jus perlé à l’huile de noix. Selle de chevreuil au poivre, couqueline de pomme de terre truffée. Fourme d’Ambert. Capucin aux agrumes. Une profusion de truffes de très belle qualité, un turbot au goût intense, et un dos de chevreuil tendre et violent, voilà pour les produits. Quant à la façon ! Un traitement des pommes de terre, des légumes et des pâtes feuilletées qui est du grand art. Avec la force de frappe de l’hôtel Meurice, on sent que ce chef talentueux va décrocher les étoiles comme au mât de cocagne. Entre le dîner et ce bulletin, une de plus vient déjà de tomber dans son tablier.
Le champagne Veuve Clicquot la Grande Dame 1989 est un noble champagne. Nez magnifiquement généreux et structure d’un classicisme rassurant. Bel accord avec la délicieuse entrée aérienne d’une grande finesse.
Le Bâtard Montrachet Veuve Moroni 1992 a un nez de miel et un goût de gâteau de miel. Une rondeur et une solidité indestructibles. Le Meursault Perrières Domaine Jaques Prieur 1989 a le nez caractéristique des Meursault avec cette évocation de pierre à fusil. Plus typé Meursault que le Bâtard n’est Bâtard, il a une belle élégance intellectuelle, mais son discours colle moins au magistral turbot à la chair expressive que le solide Bâtard Montrachet. Ce miel profond se mariait parfaitement à la belle chair dense et goûteuse du poisson.
Le Château Lynch Bages 1959 est une surprise particulièrement agréable. Parfaitement ouvert et épanoui, c’est le Pauillac en pleine possession de ses moyens. On imagine mal que ses composantes puissent former un ensemble plus harmonieux que ce qu’on découvre ce soir. A part le fougueux Lynch Bages 1989 qui brilla dans un autre registre, je ne vois aucun Lynch Bages qui m’ait donné une impression de sérénité aussi accomplie que ce Lynch là. Vin magnifique. Ayant été servi de la première gorgée du ChâteauLatour 1934 j’ai eu peur d’une déception, mais très rapidement ce vin a développé des complexités dignes de la valeur légendaire d’un des plus grands vins du Haut-Médoc. Les évocations rares fusaient en bouche avec une longueur extrême. Alors que je faisais la moue sur la première gorgée c’est un convive qui s’inscrivit en faux contre mon doute. Il avait raison. Deux vins très différents mais très complémentaires, l’un, le Lynch joyeux dans sa maturité épanouie, l’autre le Latour, décochant des énigmes gustatives sur la longueur d’un vin de grande lignée. Le Lynch couvrait bien le plat de baisers quand le Latour le fouettait.
Un convive m’ayant offert un ChâteauTrotanoy 1982 la veille du repas, il était encore temps que cette marque de générosité s’insère sur une Flammekuche dont la réalisation est de niveau trois étoiles. Quel contraste avec les vins précédents ! C’est le pur sang tout fou qui caracole dans tous les sens, avec une énergie inépuisable. Je refuse de carafer les vins au moment de l’ouverture, mais dans ce cas précis j’eus dû le faire. Un carafage de dernière minute a permis de contenir sa fougue. Alors que des amateurs américains que je côtoie sur un forum internet se demandent déjà (mon Dieu !) si 1982 ne devient pas « over the hill », c’est à dire au delà de la période dite de maturité, ce fringant Pomerol en a « sous la semelle » pour des décennies. Grand vin de fort potentiel.
La grande surprise pour tout le monde et pour David avec qui je l’avais ouvert, c’est l’extraordinaire perfection du Moulin à Vent Genard 1947. Faible à l’ouverture il ne me posait aucun souci. C’est comme une Marie José Pérec qui aurait réussi son « come back ». A l’aveugle, on tromperait tous les experts tant ce vin évoque les plus grands Bourgognes d’une belle année : 1959 par exemple. On retrouve un peu de l’accomplissement du Lynch Bages, car toutes les composantes du Moulin à Vent sont harmonieusement assemblées.
Le Chambolle-Musigny Chanson Père & Fils 1955 n’a pas connu le même réveil. Couleur sombre comme de l’encre, odeur de viande, goût assez agréable mais blessé. Des convives ont eu la gentillesse de lui trouver quelques beaux messages, et c’est vrai qu’il y en avait quelques uns, mais force est de constater que ce vin avait fait son temps, peut-être fatigué de voyages ou de stockages difficiles. Si ce vin avait été unique pour un repas, il eût été inacceptable. Ici, dans cette succession de grands vins, il fut toléré. Je proposai malgré tout d’ouvrir un vin de plus. J’avais la naïveté de penser qu’on me dirait non puisque j’avais ajouté Trotanoy. J’ai donc ouvert Richebourg Gros Frère et Sœur 1987. Quelle beau Richebourg frais et bien construit. Mais ouvert juste pour être servi il faisait déplacé dans la série des vins accomplis que nous avions bus. En d’autres circonstances on le trouverait brillant, ce qu’il est. Là, il n’eut pas été opportun de l’ouvrir. Ce fut malgré tout une belle petite pause, un trait d’union avant d’entrer dans le domaine des liquoreux.
Le Château Rabaud, premier cru de Sauternes 1940 à l’ouverture à 17h était tellement expressif que je me demandais si l’association avec une pâte persillée n’allait pas être une erreur. Je suis donc allé en cuisine goûter la fourme d’Ambert et j’ai vérifié que cela se concevait. Belle couleur de thé, odeur profonde où les épices affleurent. Et ce Sauternes apparaît alors comme très sec, comme le furent le Yquem 1932 ou le Filhot 1858 bus récemment. Une personnalité extrême et des saveurs qui déroutent tant on est loin de tout ce que l’on peut boire habituellement. L’accord se fit sur la fourme, sans être le plus naturel qui soit. Ce vin reconditionné en 1991 au château a montré une élégance dépaysante du meilleur aloi.
La couleur du Château Suduiraut 1949 est d’une beauté sans pareille. C’est la couleur d’un chaud soleil. Nez d’agrumes, d’épices, de clémentines confites. Le nez intense du Suduiraut épanoui. En bouche, quand on a pris soin de manger d’abord un peu d’agrumes, on a un vin vivant, qui a une élocution dix fois plus rapide que ce que le cerveau peut capter. Il est étourdissant comme un manège qui tournerait trop vite, car on devine des saveurs, on serait prêt à les nommer, à les retrouver, mais il en invente de nouvelles qui vous entraînent dans les délices des énigmes irrésolues. Rien ne peut procurer autant de plaisir sensuel que ces immenses Sauternes aux facettes infinies.
J’ai noté une fine crêpe gracile qui en bouche explose de fruit de la passion comme si on en avait avalé une tonne. Comment tant de goûts peuvent se trouver dans cette si fine pellicule ? Collante comme de la barbe à papa, elle fut un rayon de soleil d’enfance, signature élégante pour parapher le texte du Sauternes.
Chaque convive allait d’émerveillement en émerveillement. On se livra à l’exercice des votes, où chaque convive doit donner le quarté de ses préférences. On sait qu’il est assez irrationnel de hiérarchiser un Bourgogne par rapport à un Sauternes par exemple, tant leurs goûts sont distincts. Mais c’est le jeu.
Il faut être là pour y croire, car personne n’imaginerait qu’il est possible d’envisager des votes aussi disparates. J’ai déjà souvent raconté que les votes sont très différents. Mais là, quelle variété !
Tous les vins, sauf le Richebourg qui est – comme par hasard – celui qui n’a pas bénéficié de ma méthode d’oxygénation lente, ont figuré dans au moins l’un des quartés. Et six vins ont été nommés en numéro un. C’est un grand plaisir pour moi. Mais ma plus grande fierté, et de loin, c’est que le Moulin à Vent 1947 a été le plus cité et a été cité le plus de fois (trois fois) en numéro un. Quand on a dans un dîner Latour 34, Lynch Bages 59 et Suduiraut 49 constater que c’est un Moulin à Vent 47 qui gagne, on ne peut que se féliciter du choix éclectique des vins de ce dîner.
Le consensus des convives a favorisé particulièrement quatre vins : le Bâtard Veuve Moroni 1992 qui a obtenu deux votes de premier et quatre votes de second, le Lynch Bages 1959 avec deux votes de premier, trois votes de second et trois de troisième, le Moulin à Vent 1947 avec trois votes de premier deux votes de troisième et trois votes de quatrième et le Suduiraut 1949 avec un vote de premier un vote de second deux votes de troisième et trois de quatrième. Même le Chambolle Musigny si fatigué a figuré en troisième dans l’un des votes.
Cette diversité montre bien que chaque vin a sa chance, puisqu’un convive pourra lui trouver des aspects qui lui rappellent tel ou tel plaisir. Comme je le dis à chaque repas, on ne doit pas juger un vin, mais essayer de le comprendre. Et le vote final n’est que ludique.
Mon quarté personnel fut : premier Moulin à Vent 1947, second Suduiraut 1949, troisième Lynch Bages 1959 et quatrième Latour 1934.
Avant chaque repas les convives se sont fait une idée de ce qui allait se passer et la réalité dépasse le plus souvent comme ici ce qu’ils avaient imaginé. Dans mon cas c’est la cuisine de Yannick Alléno qui a dépassé mes attentes. Il avait envie de bien faire et a laissé s’exprimer son talent. Les couleurs dans les assiettes étaient d’un raffinement serein. La cuisine fut légère et appuyée quand il faut. Le traitement de produits de qualité fut magistral. On peine à trouver un accord qui serait plus fulgurant tant tous furent adaptés. Le plus beau plat fut la Flammekuche – à mon goût – et pour le plus bel accord, j’hésite entre la chair du turbot avec le Bâtard et le topinambour avec le Latour 1934.
Pendant l’ouverture des vins, j’ai discuté avec David de l’intérêt d’avoir des vins très anciens à la carte pour des restaurants de cette envergure. Même si cela parait prêcher pour ma paroisse, je crois que c’est une erreur dont nous avons eu immédiatement la démonstration. Si le Latour 1934 avait été ouvert pour une consommation immédiate, un convive sur deux l’aurait refusé. Ne parlons pas du Chambolle Musigny qui aurait rejoint l’évier par la voie la plus courte, et le Moulin à Vent ne figurerait même pas sur la carte, car le sommelier n’imaginerait pas que quelqu’un soit assez fou pour le commander. Quand au Lynch Bages, on n’aurait jamais eu que le quart du bonheur qu’il nous a apporté avec sa mise en plein régime par une oxygénation idéale.
Les vins les plus prestigieux méritent un soin particulier. Le temps que je leur consacre est inenvisageable dans la structure générale d’une grande maison.
Salle splendide, service fort juste, sommelier attentif et motivé, chef de talent qui a eu l’envie et la sagesse de mettre les saveurs au service des vins. Que demander de plus ? Simplement la date du prochain dîner.