C’est le restaurant de Patrick Pignol qui va accueillir un nouveau dîner de wine-dinners. J’ai mal compris ce que Patrick m’a dit. Je croyais que l’on déterminerait le menu en fonction des odeurs que l’on découvrirait à l’ouverture, or en fait le chef voulait composer le menu en fonction des arrivages et de ses approvisionnements. J’arrive pour ouvrir les vins avec un menu déjà conçu, alors que j’aurais aimé y contribuer. Je respecte cette approche, mais mon désir d’être associé à la création culinaire est inassouvi. L’ouverture des vins avec Nicolas se passe avec une facilité particulière. Le Gilette est une bombe de senteurs. On le rebouche pour calmer son exubérance. Le Pichon Comtesse a une fragrance étonnante de charme. Elle est capiteuse. Comme celle d’un Porto. Je décide là aussi de reboucher avec un bouchon neutre, avec la crainte que cette douceur ne connaisse un évanouissement. Se découvre à cette occasion une variable nouvelle que je n’ai pas encore étudiée. Comme il fait chaud, le restaurant met la climatisation à fort débit. Quelle est l’influence sur l’oxygénation des vins ouverts ? Ne va-t-on pas trop vite en les aérant ainsi ? Je n’ai remarqué aucune conséquence fâcheuse. Le menu de Patrick Pignol est à l’image de la décoration du lieu. C’est pétillant, bondissant, coloré, ludique. Associer tourteau et sardine semble un petit clin d’œil à Alain Senderens qui voudrait tranquillement travailler les recettes pour ce poisson grégaire. Associer girolle et moule de Bouchot du fait de l’harmonie des couleurs est un exercice de lutin souriant. Voici le menu : Amandine de foie gras de canard, petite salade d’herbes / Tourteau et sardine de Bretagne, marinés aux agrumes et vinaigre balsamique / Pétoncles à la truffe d’été de Carpentras / « plat » de girolles de Sologne et moules de Bouchot, saisis à la minute, jus terre et mer / Ris de veau caramélisé / Pigeon de Touraine cuit en cocotte, aux épices et dragées caramélisées / Fromage de l’Aubrac, le « Laguiole » / Tagliatelles chocolat, abricots caramélisés et leur coulis aux senteurs de basilic frais. Quel voyage ! Le magnum de champagne Bollinger Brut Spéciale Cuvée non millésimé que je situe vers 1990 est un champagne rassurant. C’est la définition exacte du champagne facile à vivre et bien construit. L’assemblage a été bien fait et l’âge aide. On a ainsi un champagne qui vaut bien des millésimés. Le phallus scarifié au foie gras baptisé amandine, célèbre et délicieuse spécialité du chef ne séduit pas le Bollinger. Ils vont donc s’ignorer, même si, à l’usage, c’est un champagne comme celui-là qui convient au fort goût du foie gras. Le Chablis Premier Cru Vaucoupins, Bichot négociant, Domaine Long Dépaquit 1988 surprend par sa belle générosité et son ouverture d’esprit. Sur le tourteau, il est aérien, élégant, délicat. Sur la sardine, il prend de l’ampleur, pèse plus lourd. Certains préfèreront l’un des accords à l’autre. J’étais plutôt dans le camp sardines. Les abondantes herbes aromatiques ne plaisaient pas trop au Bichot. Ce Chevalier Montrachet Grand Cru Georges Deleger 1994, quel vin ! Une puissance à dégommer la Grosse Bertha d’un souffle d’haleine. Et là, toute la table prend conscience de ce que peut être un grand accord. Le Chevalier saisit d’abord la truffe au lasso. Il la fait sienne, se l’approprie. Puis il séduit le pétoncle. Et c’est enfin la légère sauce iodée salée et crémée qui emporte le gros lot, signant avec le vin lourd et capiteux une de ces unions de légende. Une fois de plus un accord est grand quand il est fondé sur une saveur simple et lisible. Le Château Magdeleine saint-émilion 1986 m’avait excité à l’ouverture. Je sentais un de ces vins de pur plaisir. Quand il arrive sur table, quel bonheur ! Juteux, joyeux, dense, de belle mâche. Ah, que c’est bon de boire de ces vins là. Je guettais l’instant qui venait. Le 1919 allait-il être bon ? J’avais eu peur de ses évolutions olfactives pendant la longue période entre son ouverture et le dîner : le doucereux de l’ouverture, l’amertume qui suit, l’incertitude enfin. Tout le monde m’observe quand Nicolas me fait goûter. Mon sourire est tellement épanoui que la table s’en ressent, même sans être servie. Le Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1919 est grand. Son nez est invraisemblable. Il a retrouvé le nez étonnant et jugé éphémère de l’ouverture. Par certains cotés, c’est le nez riche de Cheval Blanc 1947. Et il a conservé cette extraordinaire senteur, faite de la plus belle douceur sucrée. En bouche, on sent évidemment que le vin a de l’âge. Mais c’est beau, rond, goûteux et très long. Et ce qui me fait plaisir, c’est que toute la table comprend presque immédiatement la grandeur de cet ancêtre, alors que le Magdeleine est sacrément tentateur avec sa plénitude de vin jeune. L’association de la girolle et de la moule est osée, mais plaisante. Ce qui gêne, vis-à-vis des deux vins, c’est l’abondance des épices orientales. Ce n’est pas un bon compagnonnage. De nouveau, le classicisme d’un plat sobre crée un accord enchanteur. Le ris de veau simplement présenté, ce qui ne diminue pas sa subtilité et sa pertinence accompagne magistralement un Corton Grancey Louis Latour 1970 éblouissant. Quel joli vin de bourgogne dans son ingratitude amère. Je l’ai dit bien souvent, j’aime ces provocations gustatives. Je voulais étonner quelques grands amateurs de notre table, car il y avait de solides palais, avec une curiosité. Voici une demie bouteille de Pommard Réserve de Vernhes 1966, simple vin de négoce, en format plutôt risqué, et de près de quarante ans. Il est étonnamment rond, joyeux, coloré. Un vin de plaisir, alors qu’il s’agit d’un vin d’origine toute ordinaire. Le dosage un peu appuyé de l’accompagnement du pigeon, dragée et impressions de cacao, va chatouiller les vins. Je salue la pertinence du choix car le 1947 se reconnaît dans le cacao qu’il épouse, mais on aurait aimé du mezzo voce quand on a les trompettes de la renommée. C’est l’exubérance débridée d’un chef enthousiaste. La Tâche, Domaine de la Romanée Conti 1980 est assez intéressant. Il fut couronné des votes les plus flatteurs et je soupçonne que l’accès aux vins de ce domaine mythique, premier essai pour beaucoup, a compté dans les votes. Car La Tâche ne la joue pas facile. Il est même austère. Mais il a une telle puissance de conviction, avec une précision de structure, qu’il emporte l’adhésion. Mon cœur balance objectivement plus, puisque les deux vins sont sur le même plat, vers le Chateauneuf du Pape Delas 1947, vin de charme, rond, accompli, serein plus que joyeux. Le Chateauneuf a capté les coquetteries du plat pour se les approprier. Beau mimétisme.
Le choix du fromage sur le Château Loubens, Sainte Croix du Mont 1937 est d’une rare intelligence. Ce vin subjugue mon voisin tant il mêle suavité et séduction. L’année 1937 est particulièrement belle pour « le château d’en face », puisqu’on voit Yquem sur l’autre rive quand on est au Château Loubens. Le millésime est aussi bien réussi pour cet élégant Sainte Croix du Mont. Le Château Gilette, crème de tête 1949 est irréellement bon. Je ne vois pas comment un Sauternes pourrait être aussi généreusement équilibré. Tout semble être imbriqué avec la plus extrême des précisions. J’étais tellement sous le charme que j’étais persuadé que tout le monde, comme moi, le mettrait en numéro un. Je fus en fait le seul à mettre cette extase gustative au sommet des notes. Là où les approvisionnements de Patrick Pignol, mariés à son talent, s’exprimèrent de façon magistrale, ce fut sur l’abricot. L’abricot goûteux, comme il fut intelligemment traité, produit sur le Gilette une sensation unique. Quelle jouissance ! Que de fois l’abricot délivre une acidité qui occulte son charme. Là, chapeau ! Les votes furent très variés. C’est fou comme les sensations peuvent varier d’une personne à l’autre. La Tâche 1980 a reçu de loin le plus de votes de numéro un et deux vins viennent ensuite, le Pichon Comtesse 1919 et le Chateauneuf du Pape 1947. Viennent ensuite le Château Gilette 1949 et le Chevalier Montrachet 1994. Mon vote différa de ces moyennes puisque je votai ainsi : en un pour Château Gilette 1949, en deux, le Chateauneuf du Pape 1947, en trois le Pommard 1966 et en quatre La Tâche 1980. Pour une fois, nous avons aussi voté pour les plats qui ont favorisé les plus beaux accords. Sans conteste, c’est le plat de pétoncles qui eut la palme, suivi d’un peloton assez détaché mais groupé, formé du ris de veau, du pigeon et de l’amandine de foie gras, ces trois étant presque ex aequo. Que retenir de ce dîner ? Une table avec des convives passionnés et enthousiastes, quel que soit leur niveau d’expérience des vins anciens. Une belle atmosphère malgré une table de onze dont la forme rectangulaire coupe forcément en deux ou trois les groupes qui se parlent. Le couple Pignol toujours aussi attachant, joyeux tout en étant attaché à l’excellence, un sommelier Nicolas avec qui c’est un bonheur de faire ces dîners. J’ai connu des dîners où Patrick Pignol s’efforçait de simplifier ses recettes pour que le vin soit en valeur. Là, le pendule penchait plus vers les caprices créatifs, ce qui me séduit aussi, et vers le talent débridé, ce qui plait un peu moins aux vins. Mais sur l’ensemble, quel talent, quel bonheur et quel plaisir gustatif. Belle soirée enjouée, moment unique. Un chef joyeux de créer, c’est un des bonheurs de Paris.