Bénéficier du talent de Patrick Pignol pour un dîner de wine-dinners est toujours un plaisir, car on est dans une ambiance de création souriante et d’expression libre. La composition du menu est un travail où nous coopérons. C’est bien plus gratifiant de créer ensemble des accords excitants.
L’ouverture des vins est un rite important et contribue au succès de la soirée. Je me faisais la réflexion que depuis la création de wine-dinners en décembre 2000 je n’ai retiré lors de l’ouverture qu’une seule bouteille de l’un des dîners, remplacée par une bouteille de secours que je prends le soin d’emporter. Et même la Romanée Conti 1956 (voir bulletin 77) que j’avais annoncée cliniquement morte a été servie puis notée par certaines convives en n°1 ou n°2 de leur vote, Alain Senderens constatant avec moi cette invraisemblable résurrection : « est-ce bien le même vin ? » fut notre commune remarque tant cinq heures d’oxygénation avaient fait renaître ce blessé. Il est évident que le contrôle de l’oxygénation des vins du dîner pour une présentation optimale est une phase majeure. C’est aussi un plaisir quand avec le sommelier, comme je le fis avec Nicolas, nous devisons aimablement, jugeant ensemble ces odeurs si subtiles qui vont changer entre l’ouverture et la dégustation. Les deux Bordeaux sont apparus immédiatement séducteurs et brillants. Les trois bourgognes nécessitaient de reprendre leur souffle avec une belle bouffée d’oxygène, avec l’espoir qu’ils ne s’essoufflent pas car certains paraissaient fragiles dans leur remontée vers leur apogée.
Patrick Pignol a construit un dîner particulièrement élégant : Huîtres chaudes en habit vert, jus iodé, Langoustines et topinambours infusés au bâton de citronnelle et de marjolaine aux éclats d’arachide, Cèpes et lard fumé à l’émulsion de livèche, noix de Dordogne et fine tranche briochée dorée aux senteurs des sous-bois, Cannelloni de homard, jus de crustacés, Ris de veau doré au beurre de campagne, pistaches torréfiées, Grouse d’Ecosse en cocotte, betteraves rouges confites, Fromages, Figues de Solliès infusées à la pulpe de citron confit, sablé à l’huile d’olive et romarin
Le Champagne Salon « S » 1988 est un petit bijou de champagne avec de nombreuses évocations. Il est vineux mais offre aussi beaucoup d’images de forêt, de fruits et d’espaces inviolés. Il marque déjà de son empreinte le niveau du repas. Le Chablis Premier Cru Vaillons Domaine François Raveneau 1997 a un nez de Chablis délicat. Très rond en bouche, c’est un blanc plaisant remarquablement marié au plat. Je le trouve assez typé Chablis au nez mais moins en bouche, avis qui n’est pas partagé par un vigneron bourguignon présent. Je ne garderai évidemment que son jugement. La langoustine subtile lui allait remarquablement. Le Chevalier Montrachet Bouchard Père & Fils 1989 est à la hauteur de ce qu’on peut attendre d’un vin de ce niveau. Il est à parfaite maturité, et montre des complexités passionnantes. Très profond, long en bouche, c’est un grand bonheur. Ce qui est intéressant avec des blancs si complets, c’est la variété des évocations qui satisfont le palais.
Un convive ayant lancé une discussion sur le cycle de vie des vins, qui doivent « forcément » vieillir, cela me servit de tremplin pour montrer la vacuité de cette théorie. Car les deux Bordeaux étaient d’une insolente jeunesse. Le Château Petit Village Pomerol 1950 est un délice. L’année 1950 va si bien aux Pomerol. Équilibré, subtil, avec cette finesse que permet la distinction, il enchante le palais. L’invraisemblable surprise venait du Château Haut-Brion 1924, qui avait offert la plus belle odeur à l’ouverture. Il a gardé cette odeur enivrante, et livre en bouche un goût puissant riche et alcoolique avec une délicieuse acidité qui est le signe d’une extrême jeunesse. Ce vin de 79 ans se compare à ses pairs de moins de trente ans. Epoustouflant, et largement meilleur que son année. Sur le homard, les deux Bordeaux brillaient et se situaient à un niveau très supérieur à ce que l’on pouvait attendre.
Si certains vins de mes dîners sont des sujets d’étonnement, le Vosne Romanée Henri Lamarche 1959 était l’expression absolue de l’idéal. La rondeur, ce sentiment de satisfaction et de plénitude quand il remplit la bouche, la profondeur tout en ayant une légèreté plaisante, puis une longueur qui n’en finit pas. Qu’on se sent bien avec ce vin là.
On est bien, et puis patatras, arrive une de ces surprises qui vous prend et vous terrasse : le Pommard Marius Meulien 1923, contre tout ce qui est écrit dans les livres vous met KO. Il a une puissance rare, une profondeur unique, et offre une aspect complètement opposé du vin de Bourgogne. Hyper concentré, puissant comme aucun Pommard ne peut l’être. Ce vin renverse tout ce que l’on pourrait prévoir. Il est grand comme le Haut-Brion 1924. Il subjugue.
Sur la grouse à la chair puissante, La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1960 présenté avec l’oxygénation idéale arrive lui aussi en dépassant les standards de son année. Très reconnaissable La Tâche, aérien, léger mais en même temps imprégnant. Un vin qui révélait des subtilités rares quand on prenait le soin de les lire. C’est l’accord de la puissance agressive de la chair de la grouse avec la trame fragile et aérienne de La Tache qui m’a le plus enthousiasmé. Un vin puissant aurait créé un choc avec la grouse, alors que cette délicate finesseopérait comme une prise de judo, accompagnant dans le sens de la force la grouse pour mieux la dominer. Accord rare comme je les aime.
Quelle surprise que ce Château Loubens Sainte Croix du Mont 1945. Provenant directement de la cave du Château, il offre un équilibre et une rondeur rares. Ce qui frappe c’est une noblesse à laquelle on est peu habitué. A l’ouverture je l’avais senti à un niveau peu commun, et je me demandais comment se situerait le Château Rayne Vigneau Sauternes 1921. Et aussi bien à l’ouverture qu’au moment de le consommer, alors qu’on croit avoir atteint avec Loubens un niveau inégalable, le Sauternes, de 24 ans son aîné, place la barre encore plus haut, avec une palette aromatique quasi infinie. Un de ces clins d’oeil que j’aime du grand chef : de la guimauve à la rose en petits dés crée une confrontation gustative pleine de charme, comme cette feuille de mélisse qu’il faut à peine mâcher.
Comme chaque fois les votes furent tous différents, et 9 vins sur 10 furent cités dans les quartés, ce qui montre que tous furent au goût des convives. Forte concentration de votes dans l’ordre sur La Tache 1960, sur le Pommard 1923, sur Haut-Brion 1924 et sur Rayne Vigneau 1921.
Mon classement personnel fut Pommard 1923, Vosne Romanée 1959, Rayne Vigneau 1921 et Haut-Brion 1924. Si je n’ai pas mis La Tâche, alors que c’est l’accord avec ce vin qui m’a le plus enchanté, c’est que j’ai bu beaucoup de grands La Tache, alors que le Pommard 1923, si exceptionnellement brillant et unique forçait mon choix. Il est à signaler que beaucoup de convives n’ayant pas l’expérience des vins anciens ont placé les trois vins les plus anciens de la décennie 20 dans leur vote.
Patrick Pignol a fait une cuisine d’une subtilité rare, sachant comme chaque fois mettre son talent au service du vin. Ce soir là tous les vins se présentaient en grande beauté, ce qui montre l’importance du rite de l’ouverture. Une fois de plus un service impeccable d’une équipe motivée a permis de réussir une de ces soirées de rêve qui placent chaque convive sous le charme de sensations raffinées qui ne finissent jamais.