J’aime faire des dîners avec Gérard Besson. Je me souviens être allé le même jour déjeuner chez Guy Savoy qui venait juste de décrocher sa troisième étoile, au sein d’une brigade en folie, pleine de sourires et de joie, et dîner chez Gérard Besson qui venait de perdre sa deuxième étoile. Cœur solide malgré la blessure, il a rajeuni la décoration de son restaurant mais gardé la finesse de sa cuisine. Paradoxalement, c’est la perte de cette étoile qui m’a attaché à lui, car je crois en son talent authentique. Nous en avons eu une démonstration exceptionnelle hier à l’occasion du 71ème dîner de wine-dinners. Car Gérard Besson, comme très peu de grands chefs, comprend les vins anciens. Il a donc adapté des recettes à leur seul profit. Et ce fut grand.
J’ouvre les bouteilles à 17 heures sans aucun problème pour celles de ma cave. Le bouchon d’une Lafite-Rothschild 1963 qui m’avait été offerte pour ce dîner tombe dans la bouteille, ce qui nous oblige à décanter. Il reste dans la bouteille un lourd dépôt. Le bouchon que nous extirperons avec Alain, sommelier de talent, est totalement imbibé.
Il y a autour de la table trois habitués, un couple d’alsaciens qui ont reçu ce dîner en cadeau, un couple de fidèles lecteurs de mes bulletins, le couple qui m’a aidé à créer le blog, et le rédacteur en chef de Bloomberg News à qui je dois un article élogieux dans sa revue mais aussi dans une revue américaine de forte diffusion. Au-delà des propos enjoués et décontractés, chacun se rend bien compte que nous vivons un moment intense de haute gastronomie où les accords sont ciselés au milligramme près. Car Gérard Besson a goûté tous les vins dans leur stade ultime d’épanouissement pour ajuster le poids de chaque sauce. Voici son menu :
Superposition de foie gras et aiguillette de bœuf truffée / Brochette de ris de veau, truffe et Pompadour / Huître juste pochée sur un tartare d’algues / Filet de sole braisé au fumet de Saint Jacques, infusion de homard bleu / Une asperge, une morille / Médaillon de langouste au macaroni fourré duxelles / Rouget sauce rouget / Carré de veau de lait d’Aurillac cuit rosé, jus et petits pois à la Française / Cœur de côte de bœuf de Salers servi à point, ragoût d’artichaut vigneronne / Noisette d’agneau du Limousin en chevreuil, navet et oignon fane en chapelure de pain d’épices / Double Brie / Composition d’agrumes "pomelos, clémentine", et inspiration du moment. C’est impressionnant et particulièrement bien choisi.
Le Champagne Ayala que j’avais annoncé : très vieux, année 50 est plutôt un Champagne Ayala Brut # 1978. Car le bouchon indique un vin beaucoup plus jeune que les années 50. Il est étonnamment doux, sans grande longueur, mais joyeux en bouche, et c’est la truffe qui le rend agréable.
Le Champagne Besserat de Bellefon rosé 1966 me fait glousser de plaisir. Sa couleur de pêche jaune est joyeuse. Son nez est éblouissant, et en bouche, l’acidité qui forme l’ossature s’installe sur le centre de la langue et montre une noblesse rare. Coloré, remarquablement construit, ce champagne est un des plus grands rosés que j’aie jamais bus. Immense champagne qui joue avec le ris de veau, mais surtout les dés de champignons, un duo d’amour. Je me tortillais sur ma chaise comme le gamin qui n’en peut plus de joie.
Le Chablis Moutonne Grand Cru 1959 Long Dépaquit époustoufle le journaliste américain. C’est en effet un immense Chablis, au nez minéral et à la bouche de Meursault. Lourd, gras, il s’installe en bouche avec une insistance de bon aloi. L’huître n’est pas du tout adaptée à ce divin breuvage mais ce n’est pas grave, car on peut en jouir après avoir goûté le délicieux fruit de mer. Beau Chablis qui a intégré toute sa beauté, chantant, riche et réjouissant le palais.
Le Bâtard Montrachet 1992 Veuve Morini ramène sur des terres beaucoup plus connues. Puissant, évoquant pour certains des fleurs, alors que je pense à noix et amandes, ce vin est adapté à une sole particulièrement brillante. Mais le vin est plus simple que le Chablis complexe.
Il était évident que le Château Chalon Le Puy Saint Pierre 1959 Vichot Girod allait former avec asperge et morille un accord absolu. C’était prévisible. Ce fut démontré. Et, ce qui est amusant, c’est que chaque composante du plat fait ressortir un aspect différent du vin jaune. La morille est classique, l’asperge rend le Château Chalon canaille, sauvage, et c’est cela que j’ai aimé. Long vin qui reste en bouche éternellement. Je suis amoureux de ce vin.
Le Château Loubens 1943 Sainte Croix du Mont a brillé comme sans doute il ne brillera jamais, car l’accord avec la sauce de la langouste est absolument légendaire. Chacun autour de la table se pâme. Chacun commente son orgasme culinaire. Une telle perfection transporte au-delà de tout. Alors, l’accord a évidemment bénéficié au vin qui a bloqué le compteur à plein régime au moment des votes. Le Loubens est élégant, discrètement fumé, agrumes raffinés. Ce Loubens, c’est la tahitienne de Gauguin aux seins nus sur un plateau.
Le Chassagne Montrachet rouge Boudriottes 1972 Marcel Toinet surprend forcément, car on n’attend normalement pas un rouge de cette appellation. Je connaissais ce vin, et l’année 1972 lui va bien. Avec le rouget, l’accord allait se faire tout naturellement. Que la Bourgogne est belle dans ces vins sans histoire.
Le Beaune Perrières 1950 Léon Violland avait été senti par Gérard Besson peu après l’ouverture. Il avait un doute que je n’avais pas. Cette bouteille à l’étiquette désuète avait un niveau à un centimètre du bouchon, ce qui est exceptionnel. La couleur est d’une jeunesse rare. En bouche et au nez, c’est complètement bourguignon charmant. Pour Alain et Jean François, sommeliers qui nous suivirent et servirent avec talent, c’est ce Beaune qui est la vraie surprise de la soirée tant on ne l’attendrait pas à ce niveau de qualité.
Le Nuits Saint Georges 1947 Bouchard Père et Fils a beaucoup moins de traces d’âge que ce que je pouvais craindre d’un niveau moyen dans la bouteille. Bien puissant, riche, appuyé, ce vin profite à fond du bœuf de Salers qui semble fait pour lui. C’est judicieux, juteux, joyeux.
Le Richebourg 1958 Domaine de la Romanée Conti m’émeut instantanément. Le niveau dans la bouteille était parfait, le beau bouchon souple ayant parfaitement joué son rôle. Quel grand vin ! Je ne me lasse pas d’en chercher toutes les subtilités cachées dans les pans de sa robe chamarrée. Mon Dieu que j’aime ce vin là. Le décrire serait quasi impossible, car j’y trouve du vieux parchemin d’alchimiste, des fruits au sirop de grand-mère, du fumé, mais aussi du fruit joyeux, un rayon de soleil sur une allée forestière, un champignon furtif, une biche aux abois. Un volet qui claque au vent salé d’une côte bretonne, une couverture au coin du feu. Ce vin peut être associé à tous les moments de confort de la vie. J’y trouve cela, parce que j’aime cette délicatesse suggérée qui signe les vins du domaine.
Le vin qui avait été rajouté, Château Lafite-Rothschild 1963 au bouchon tombé est mort. Paix à son âme.
Arrive enfin le Château Rayne-Vigneau annoncé 1880 ? Sauternes. La capsule cachait le dernier chiffre. C’est en ouvrant que j’allais le découvrir. C’est Château Rayne-Vigneau Sauternes 1880. Ce vin a été rebouché au château en 2001. Aucune étiquette n’a été rajoutée, celle d’origine n’étant pas plus grande qu’un timbre poste. La couleur est très foncée, le liquide est bien fluide. Le nez est puissant, de bel agrume. En bouche, c’est un sauternes qui a mangé son sucre, influence sans doute d’un botrytis faible. Le vin est donc presque sec, ce qui n’altère en rien son pouvoir d’évocation. Il raconte des milliers d’histoires de fruits exotiques, d’îles inviolées ; Ce vin est magique, à la longueur immense, dessert à lui seul, même si les ajoutes de Gérard Besson, intelligentes de compréhension des vieux sauternes, l’accompagnent de façon pressante et adaptée.
Je me suis amusé à regarder le travail du chef avec plaisir. Il ne fait pas un plat pour aller avec un vin, il fait du Gérard Besson. A chaque plat, c’est sa personnalité que l’on lit. Et comme il sait ce qu’est le vin ancien, il se place chaque fois à l’endroit juste, se plantant comme le policier au centre du carrefour en affichant : le policier, c’est moi. Et j’aime cela. Car mes dîners sont faits pour qu’un chef agisse en artiste et donne sa patte au dîner, s’il a compris le message des vins. Toute la table n’a pas cessé de vanter les accords, le plus époustouflant étant la sauce de la langouste avec le Loubens. Et cela influença les votes.
Sur les 12 vins dont j’exclurai le Lafite, ce qui fait onze, neuf vins ont eu un vote, ce qui me plait beaucoup. Et quatre vins ont eu un vote de premier ce qui me plait aussi énormément Le plus applaudi est le Loubens 1943 avec six votes de premier, puis le Richebourg 1958 avec trois votes de premier, le Chablis 1959, le Château Chalon 1959 recueillant chacun un vote de premier.
Le vote du consensus serait : Loubens, Richebourg, Nuits Saint Georges, Rayne-Vigneau, Besserat de Bellefon. Mon vote a été : 1- Richebourg DRC 1958, 2- Rayne-Vigneau 1880, 3- Besserat de Bellefon 1966, 4- Chablis Moutonne 1959.
L’ambiance était si belle que personne ne voulait quitter la table. Gérard Besson a fait ce soir un dîner de talent. Les vins étaient éblouissants, l’atmosphère joyeuse. Ce 71ème dîner fut un moment de pure gastronomie.