Lors du dernier dîner que j’avais organisé chez Guy Savoy, l’un des plats avait joué à contre-emploi. Une telle occurrence ne me gêne pas, car au contraire elle met encore plus en valeur les accords parfaits. Mais le chef est fier. A Bourgoin-Jallieu, on n’aime pas les mauvais scores. Le prochain repas se fera en vérifiant la pertinence de chaque accord. Je suis donc le jour même, à l’heure du déjeuner, pour vérifier les thèmes de ce soir.
Petit amuse-bouche au foie gras et vinaigre de truffe. Cela fond dans la bouche. Deux préparations d’encornet exposent avec clarté les vertus de ce curieux animal qui change ici de goût comme il change de couleur selon ses humeurs. Ces petites portions expressives sont idéales pour rêver de ce qui va suivre.
Le chef de cabine de la « fonction » pain se présente. Il s’appelle Jonathan mais son accent est italien. Il se propose d’apporter un pain à chaque plat et commente ses choix. Le pain aux algues va « servir » le plat de mer. C’est délicieusement poétique. La mer accueillante, qui offre une bouffée d’iode avec le carpaccio de turbot aux algues, s’oppose à la mer cruelle, celle qui engloutit les marins naufragés, avec l’oursin et sa crème de potiron. Ce plat est extrêmement suggestif, comme une marine. Je réfléchis au vin qui lui irait bien. Ce n’est pas facile. Attendons.
Le pain à l’huile d’olive arrive avec le bel canto de mon guide en pain. Le plat qu’il annonce est de ceux qui charment mon cœur. L’élégance est brillante. Poulet, bouillon de volaille, foie gras et truffe sont dosés avec un talent fou. Pour quel vin ? Le Puligny sans doute. Mais pourquoi pas le Nuits Cailles ? Comme je navigue à vue, ne sachant ce qu’on veut me faire essayer, je suppute. Comme je suis seul, je pense. Ce serait le moment de créer une phrase à la Audiard comme celle des Tontons Flingueurs : « c’est curieux chez les marins ce besoin de faire des phrases ». Ce serait ici : « c’est curieux ce besoin chez les gens qui mangent seuls d’avoir des pensées ». L’idée qui me vient : « c’est quand même lui le plus grand ». Et lui, c’est Guy Savoy.
Dès que je vois le plat de cabillaud, c’est sûr, ce sont les deux bordeaux qui s’imposent. Je résume à ce stade : la mer et Salon 1982, foie gras et Haut-Brion 1976, cabillaud et les deux bordeaux anciens. Mais où va le Clos Sainte Hune. Or la deuxième partie du plat de poisson, à l’étage du dessous de l’assiette, exclut les bordeaux. On va donc démarrer le cabillaud sur le Haut-Brion 1976, suivre par le Clos Sainte-Hune 1996. Mon mentor ès pain se fait plus discret. Son pain ne va qu’avec la deuxième partie du plat. Il ne me l’a pas dit !
Le ragoût de lentilles et truffes, c’est solide, tranquille, et ça ira avec tous les vins. Il va se marier aux bordeaux d’années incertaines, un Cos 1954 et un Mouton 1938. Comme le marin qui fait des phrases, je pense que ramasser les miettes à chaque plat, au moment où l’on dresse les couverts du plat suivant, c’est très astucieux. Et changer le beurre en milieu de repas, c’est raffiné. La soupe aux artichauts et truffe, avec sa brioche au beurre de truffe ira évidemment avec le Grands Echézeaux du Domaine de la Romanée Conti 1976. Mais, toujours marin, je commence à avoir peur. Si après tant de plats on en est encore à la soupe, j’espère ne pas devoir goûter tous les plats de la carte ! La palombe appelle le Nuits Cailles 1915 par une évidente référence ornithologique.
Le roquefort du chariot de fromages n’ira pas avec Loubens 1926. Nous convenons de prendre des culs de fourme d’Ambert, la partie la plus dense de ce fromage, que l’on ira chercher chez le fromager attitré. Les différents desserts que j’essaie ne conviennent pas à l’image et au souvenir que j’ai du Château Guiraud 1893. Nous verrons par la suite, car il est temps maintenant que j’ouvre les bouteilles et que Guy Savoy les sente.
Eric Mancio observe mes gestes et mes réactions, sent avec moi les vins. Il n’y a que des bonnes surprises. Le Mouton 1938 est incertain. Car la densité fait penser à du caramel. Mais son nez indique qu’il va se réveiller. A ce stade, il sent exactement le plat qui est prévu pour lui. Le Puligny 1959 que j’avais annoncé « probablement madérisé » l’est. Mais on a parfois de belles surprises. Je ne peux pas piquer le tirebouchon dans le bouchon du Guiraud 1893, car il s’enfonce. Il tombe. Le niveau était parfait, la couleur magique. L’odeur invraisemblablement belle. Le vin sera transvasé dans une autre bouteille. Cette opération fait perdre quelques gouttes sur une assiette, ce qui permet à Guy Savoy de faire une analyse précise. Il avait prévu, lorsque nous avions fait le point à la fin du repas, de mettre beaucoup plus de thé pour adoucir son dessert d’agrumes. Là, il prédit le coing, fera appel aux gelées faites par son épouse, pour adoucir encore ce qu’il pressent d’un accord parfait. Il évoque la pomme ce qui ne me parait pas aussi évident. Je remballe mon matériel. Tout se jouera se soir.
Les convives arrivent avec une ponctualité remarquable. Deux hommes sont présents car ils bénéficient d’un cadeau de Noël de leur épouse. L’une n’est pas là, ayant envoyé son bordelais de mari seul en capitale, l’autre est là mais ne boit pas. Je la fais applaudir, puisque les portions de chacun seront plus généreuses. Un ami vigneron qui fait des Richebourg qui se vendent au prix de lingots tant il a de succès, un « ancien » de mes dîners qui a invité des amis bibliophiles, et un couple d’américains venus de Chicago vérifier si ce que je raconte sur un forum américain est aussi féérique que ce que j’écris. Sept inconnus pour deux connus, huit novices purs, se sont quittés cinq heures plus tard comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Car l’ambiance fut animée, dynamique, passionnée, et certains ont connu des émotions qui marqueront leur vie. Brian et Lisa n’arrêteront pas de dire « oh, my God », tant les découvertes ont dépassé tout ce qu’ils ont imaginé.
Le menu avait été composé ce midi. Le voici : Mer… / Mosaïque en bouillon d’hiver à la truffe noire / Cabillaud à l’œuf, en salade et soupe / Ragoût de lentilles aux truffes noires / Soupe d’artichaut à la truffe noire, brioche feuilletée aux champignons et truffes / Suprême de palombe « potiron-cresson » à la mode d’hiver cuisse à la manière classique / Fromages affinés / Terrine de pamplemousse et thé.
Le champagne Bisinger (Avize) 1953avait été annoncé comme probablement madérisé. Je l’annonce imbuvable. Certains veulent tenter leur chance et confirment mon diagnostic. Je fais ouvrir un champagne Léon Camuzet non millésimé datant probablement du début des années 1990. Ce champagne est le champagne historique de ma famille fait par une cousine de Vertus, nom qu’il était tentant, pour de jeunes gamins, de faire précéder de l’adjectif « petite ». Beau champagne facile et fort goûteux, très adapté au foie gras poivré. La mer, ce plat aux évocations émouvantes accueille le Champagne Salon « S » 1982. Quelle perfection invraisemblable ! Le champagne est délicat, élégant, il a le grain de peau de Laetitia Casta, dont le lecteur aura compris au fil de ces bulletins que comme Obélix à l’égard de Falbala, je suis littérairement amoureux. Il ne me parait pas possible d’imaginer un plus beau champagne. Une distinction, une élégance sans égales, et Brian, mon voisin, se pâme, glousse de bonheur. Et les deux composantes du plat révèlent de belles nudités du champagne, comme l’odalisque de face et de profil. C’est l’oursin qui le provoque le plus suavement.
Le Puligny-Montrachet Boillot 1959 avait été annoncé aussi comme probablement madérisé. Mais là, l’expérience se justifie. On peut essayer et même aimer car le plat d’un équilibre serein accepte toutes ses composantes. Vin fumé, insistant, que le bouillon et le foie gras complexifient. A ce stade, je vois un ou deux convives qui se disent (j’imagine), un champagne mort, un champagne de petite extraction, même s’il est bon, un Puligny dont le ticket n’est plus vraiment valable, ça démarre sous de fâcheux auspices. Leur sourire final va gommer cet instant de doute.
Le choix d’un rouge et d’un blanc sur le même plat est osé. J’en suis assez fier. Car le Château Haut-Brion rouge 1976 est exactement adapté à la chair du cabillaud qui lui apporte en retour une grâce, une puissance rassurante. C’est un beau Haut-Brion que j’ai rajouté pour compenser les risques des premières bouteilles. Et la crème virile de la deuxième partie du plat navigue bien avec le Clos Sainte Hune Riesling Trimbach 1996 qui est décidément un Riesling parfait. Un peu trop puissant pour le plat, il trace son empreinte en bouche sans que le plat ne la fasse dévier, comme un supertanker coupant le sillage d’un dinghy. L’expérience est belle, car les tons des deux parties du plat sont respectés par ces vins disparates.
Lentilles et truffe, c’est un plat de haute sécurité, car c’est un faire-valoir idéal. C’est Michel Drucker faisant une interview. Le Cos d’Estournel 1954 est une immense surprise. Le nez est absolument idéal. On se demande comment c’est possible pour un 1954, mais ce vin est là, devant nous, d’un nez parfait. En bouche il est joliment accompli, mais l’on sent quand même la limite logique de l’année. Le Mouton-Rothschild 1938 qui l’accompagne a un nez plus ingrat mais convenable. En bouche on sent une matière beaucoup plus forte que celle du Cos d’Estournel. Malgré l’âge et la petite année, le vin est charnu, soyeux, velouté. Un vin très intéressant, même si sa longueur n’est pas celle des belles années. Mon ami vigneron l’apprécie beaucoup.
Guy Savoy venu nous saluer suppute que l’accord le plus beau sera celui du dessert. Je lui dis que je suis persuadé que c’est celui qui va venir. Je le pense encore maintenant qu’on a jugé. La soupe aux artichauts est magique. Et le Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1976, au charme interlope ramasse la mise. Il accroche chaque molécule du plat pour en faire son complice. Le vin est charmeur, complexe, envoûtant et le plat le conforte magnifiquement.
A voir la facilité, l’aisance du Nuits Saint Georges « les Cailles » Morin Père & Fils 1915, vin que j’ai souvent mis dans mes dîners, on aurait tendance à penser que tous les vins de 1915 ont la même jeunesse que des vins de 1989. C’est tellement facile. La palombe est évidemment calibrée pour mettre en valeur ce vin lourd et long en bouche. Ce qui me frappe, c’est sa sérénité, sa facilité. Autant les vins du Domaine de la Romanée Conti s’amusent à compliquer le message en bouche pour un plus grand plaisir, autant ce vin explicite rassure le palais. C’est magnifiquement beau. Ce vin banalise l’exceptionnel.
Le Château Loubens, Sainte-Croix-du-Mont 1926 est certainement la plus grande surprise de la soirée pour moi, et chacun ressent le même étonnement. Comment un Sainte-Croix-du-Mont peut-il être aussi exceptionnel ? J’ai acheté cette bouteille au château, d’un conditionnement récent. Elle a la complexité de grands sauternes, ce qui est paradoxal, et une typicité d’agrumes rare. Son nez m’avait impressionné à l’ouverture. Ce liquide doré, soutenu par une fourme très exacte a enchanté tous les convives.
Le Château Guiraud, Sauternes 1893 est un monument. Son bouchon très beau et d’origine avait glissé dans la bouteille à l’ouverture. J’ai dû transvaser le vin dans une autre bouteille discrètement avinée au Tokaji, et cet afflux d’oxygène a encore renforcé ce liquide incomparable. C’est la définition d’un sauternes de charme, allant vers des teintes de thé, des arômes de coing et d’agrumes. En bouche, c’est d’une complexité absolue où le thé abonde avec les fruits les plus complexes. Une trace immense de charme et de variété. Le dessert n’a pas correspondu à l’intention de Guy Savoy. Il ressemblait plus à ce qui me fut présenté ce midi qu’à ce que Guy avait envisagé. Un peu trop brutal, le dessert n’a pas atteint son but. Le Guiraud a brillé seul, impérial, magistral.
Huit vins de suite ont brillé, effaçant l’éventuelle crainte instantanée d’un ou deux des convives. Les votes se concentrèrent sur les vins de la deuxième partie, le Grands Echézeaux DRC 1976 étant le plus couronné de votes avec trois places de premier et trois places de second sur neuf votants. Il est suivi du Nuits Cailles 1915 avec deux votes de premier, le Cos d’Estournel récoltant un vote de premier sur sept votes, le Guiraud 1893 une place de premier sur deux votes et le Haut-Brion 1976 une place de premier sur un vote. Je fus le seul à mettre le Guiraud en premier, car je suis sensible à ce message lourd d’énigmes et de subtilités insoupçonnées.
Mon vote fut : Château Guiraud, Sauternes 1893, Château Loubens Sainte-Croix-du-Mont 1926, car je n’ai jamais vu un vin de cette appellation à ce niveau, Nuits Saint Georges « les Cailles » Morin Père & Fils 1915, et Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1976.
Les accords furent d’une belle justesse, la truffe servant de fil conducteur. L’accord le plus excitant est celui de la soupe d’artichaut avec le Grands Echézeaux, je le savais d’instinct. Le mariage le plus sûr est celui de la chair du cabillaud avec le Haut-brion car chacun apporte quelque chose à l’autre. Le plat de mer donne des frissons de joie gastronomique. Chacun a pu trouver une saveur qui sera sa madeleine de Proust.
Mes hôtes américains jubilaient, entrant dans une forme de gastronomie inconnue avec des vins introuvables, mes convives français constataient que la pièce qui était jouée devant eux était d’une histoire plus riche que ce qu’ils avaient imaginé. L’atmosphère était si belle que personne ne quittait la table. Je rentrai chez moi à deux heures du matin, fourbu de cette lourde semaine, heureux d’avoir montré à ces esthètes attentifs l’intérêt de cette planète des vins anciens et de haute gastronomie où je les ai entraînés. L’envie de revenir chatouillait déjà le plus grand nombre. Mes vins n’attendent qu’eux.