Dîner au restaurant Laurent selon un processus maintenant bien rôdé. La cérémonie d’ouverture des vins se déroule toujours avec émotion car même avec une expérience dépassant le millier de vins très anciens ouverts, il y a toujours une incertitude sur l’évolution que connaîtra un vin entre son ouverture et son service. Et même d’ailleurs entre le versement de la première goutte et la fin de bouteille.
Patrick Lair a ouvert les blancs avant mon arrivée puisque nous nous connaissons suffisamment pour appliquer des méthodes similaires, et a ouvert aussi le Ducru Beaucaillou. Je lui trouve une odeur aqueuse. L’oxygène lui fera du bien. Le Gruaud Larose de trente ans son aîné sent bon. Je le rebouche. Le Richebourg est assez expressif, et le Nuits Saint Georges profitera bien de l’air ambiant. Le Beaucastel a peu de nez. Attendons-le. Je me suis intéressé à sentir les bouchons au moment où la capsule est retirée, avant qu’on ne les ouvre. Le Richebourg sent la terre, et plus précisément, il sent la terre de la cave séculaire de la Romanée Conti dont j’ai gardé l’entêtante empreinte. Alors que le haut de bouchon du Nuits sent le gant de toilette humide. Sans doute une cave à forte hygrométrie où il aura séjourné avant de rejoindre ma cave.
Le repas composé par Philippe Bourguignon avec le chef AlainPégouret était : Amuse-gueules (gougères), Langoustine croustillante au basilic, Cuisses de grenouilles et haricots coco façon «blanquette », jus en écume et noix de muscade, Côte de veau de lait cuite en cocotte, gratin de macaroni, Pigeon à la broche, jeunes navets et foie gras verjutés, Bleu des Causses, Soufflé mandarine.
Malgré les embarras de Paris, les convives sont tous ponctuels, ce qui est très agréable pour créer une ambiance chaleureuse dès le premier instant. Pour l’accueil, le champagne Charles Heidsieck mise en cave 1996 a une belle personnalité. Expressif, légèrement ambré, il est un peu sucré pour mon goût, mais bien agréable à boire. Nous passons à table et sur une langoustine croustillante le champagne Pol Roger 1993 exprime sa belle authenticité. Pas de vague, pas de faux pas, et le confort d’un beau champagne bien fait, peu dosé. Beau démarrage.
Les cuisses de grenouilles sont fermes et prononcées, mais c’est la sublime sauce qui va chanter avec les vins. Le Haut-Brion blanc 1990 a un affreux nez bouchonné de façade, mais fort heureusement les choses reviennent dans l’ordre. J’avais longuement expliqué que bien souvent, quand on associe deux vins à un plat, c’est le fantassin, le moins noble, qui se marie le mieux. Là, c’est le Chateauneuf du Pape Domaine de Nalys 1979 qui s’inscrivait bien sur la partition que jouait le plat, et le mariage se faisait plus sur la sauce que sur la chair. Très bel accord, et très belle association courtoise entre le grandHaut-Brion blanc et le Chateauneuf. A noter que le Haut-Brion blanc a une fenêtre de tir extrêmement étroite de température de service. Trop froid ou trop chaud, il ne s’exprime pas. J’avais demandé qu’on le serve un peu sur le gras. Il n’eut pas fallu. Deux degrés de moins l’auraient magnifié. On devinait le potentiel immense sous ce nez provisoirement hostile et cette température inexacte. Le Nalys quand à lui, plus simple, plus nature, se riait de tous les obstacles, trouvant dans la sauce aérienne un évident bonheur.
Le chef avait réussi la viande de veau comme je les aime : le plat de la carte est simplifié, épuré, pour donner le beau rôle au vin. Mais le plat n’en devient que meilleur. Sur la belle chair, le Ducru-Beaucaillou 1955 se montre époustouflant. J’ai longuement dit et répété que 1955 connaît en ce moment une plénitude absolue. Quel exemple. Le nez est opulent, charpenté et en bouche on savoure l’agréable sécurité d’un vin réussi. Toutes les composantes sont bien intégrées.
Alors qu’à l’ouverture le Ducru faisait pâle et le Gruaud joyeusement épanoui, c’est maintenant le Gruaud-Larose Faure-Bethmann 1925 qui fait blessé. Mais c’est là l’important apport de wine-dinners. Dans ces dîners, aucun vin n’est en compétition avec un autre. Alors, on peut se livrer avec une décontraction infiniment plus grande à l’analyse tranquille d’un vin. Et derrière la façade non ravalée, c’est un immeuble flamboyant que ce vin. De l’alcool à en revendre, mais surtout, une longueur exceptionnelle. C’est une princesse en chiffons, et grâce à ce mode de présentation des vins, on ne s’arrête pas aux chiffons, on ne les voit même pas. Une anecdote intéressante : le restaurant Laurent a des Gruaud Larose 1924 et 1926 qui sont des Cordier. Comment ce 1925 peut-il être Faure Bethmann, alors que son étiquette est ostentatoirement ou ostensiblement d’époque ? C’est qu’il existait à l’époque deux Gruaud Larose, le Sarget, appartenant jadis au Baron Sarget de Lafontaine et le Faure appartenant à la famille Faure-Bethmann. Nous goûtions le Faure. Beau vin qui a connu des guerres mais avait beaucoup de belles campagnes à raconter. A noter qu’un ouvrage où j’ai cherché pourquoi ces étiquettes sont différentes considérait le Gruaud Larose Faure, donc le nôtre, comme sensiblement supérieur à son siamois. Les deux domaines ont été réunifiés en 1934 par Cordier qui avait acquis le Sarget en 1917.
Le pigeon est très simplifié, rompant avec les pigeons de dîners récents qui étaient des sujets de concours. Ici il s’est mis dans son expression simple, pour que le vin parade. La couleur du Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1956 est celle d’un vin vieux, quand celle du Nuits-Saint-Georges Bouchard Père & Fils 1947 est éclatante d’insolente jeunesse. Dans d’autres circonstances, on rejetterait le témoignage fatigué d’une petite année sans véritable intérêt. Mais on constate avec étonnement que ce vin, que tout expert aurait éliminé, dès qu’on oublie la couleur fanée et l’odeur rebutante, apporte un témoignage qui n’est pas seulement archéologique. Il y a aussi du vin porté par quelques poutres de son merveilleux domaine. Et on y trouve du plaisir au point même qu’un convive l’aura noté premier dans son vote et un autre second !
Le Nuits Saint Georges Bouchard 1947 est une leçon. On savait faire les choses à cette époque sur un vin fantassin. Car la couleur est jeune, plus jeune qu’un 1986 par exemple, le nez est opulent et rejoint son année par cette plénitude affirmée. Et en bouche, c’est la Bourgogne joyeuse, faite de rondeur et de travail accompli dans le bonheur. Vin de charme et de grâce féline. J’avais demandé qu’on ne mette que deux vins sur le pigeon pour ne pas brouiller le palais de mes convives par des sensations trop disparates. Le Beaucastel 1986 apparut donc seul. C’est une erreur que j’ai commise, car sans plat, sans une chair accueillante, ce vin se sentait orphelin. Bien sûr il est beau. Mais terriblement astringent du fait du manque de plat, c’était Talma qui jouait devant une salle vide : il ne pouvait pas se transcender dans un jeu passionné qu’on ne trouve qu’avec un public. Il n’y a rien à lui reprocher, sauf qu’il a subi cette programmation qui ne lui était pas favorable.
Philippe Bourguignon a fait changer le fromage prévu pour une fourme magistrale. Un crémeux sensuel. Et le Château de Myrat 1990, annoncé sur l’étiquette comme simple Bordeaux Supérieur, propriété de Jacques de Pontac sur la commune de Barsac est devenu grandiose. Surprise absolue pour tout le monde. Ce roturier se vêtait de tenues de vicomte. Belle couleur d’or cuivré, nez phénolique mais suffisamment consistant et en bouche une rondeur amène du plus bel effet. Nous en avons profité avec une franche jouissance.
Le soufflé à la mandarine, simplifié comme il convenait, a mis en valeur le château Gilette crème de tête 1949 magistral. C’est la définition précise du Sauternes bien né d’une grande année. Rond, long, adorablement doré d’un or rouge, au nez envoûtant des parfums les plus séducteurs. On ne se lasse pas de cette perfection élaborée.
La période des votes amuse tous les convives à la fois quand il faut réfléchir et lors du dépouillement aussi surprenant qu’un soir de vote pour les régionales. Le Ducru Beaucaillou a été le plus cité, par tous, avec onze votes sur onze bulletins dont un de premier. Un score de république bananière. Presque tous les vins, même les plus fatigués, ont été cités. Le Nuits 47 et le Gilette 49 ont recueilli le plus grand nombre de votes de premier, avec quatre chacun.
Mon vote a été en un le Nuits Saint Georges 1947, en deux le Gruaud Larose 1925 car je sais y lire des messages sous les pansements, en trois le Ducru-Beaucaillou 1955 grandiose et en quatre le Myrat 1990 surprenant, car le Gilette, bien évidemment d’une classe très supérieure, a fourni pour moi la prestation de qualité que je connais et que j’attendais. J’encourage un peu l’outsider.
Comme dans beaucoup de dîners, on se connaît ou on se reconnaît entre convives qui ne soupçonnaient pas que tel autre viendrait.
Un dîner particulièrement réussi grâce à une ambiance enjouée, conquise d’avance par l’envie de découvrir sans juger. Les vins même fatigués avaient quelque chose à dire, et le Nuits 47, le Ducru 55 et le Gilette 49 sont des vins d’une telle perfection ce soir là qu’ils autorisent ces explorations historiques du plus bel intérêt quand un chef a le talent d’adapter des plats à leur mise en valeur.
Une mention particulière à un instant fugitif d’accord sublime. Autour des pigeons, des petits macarons de navets miellés et épicés créent un choc gustatif. Et tout à coup, un grain de poivre s’écrase sous la dent quand je porte à mes lèvres le Richebourg DRC 1956. Lutte en bouche et soudain le poivre excite le Richebourg qui se met à montrer sa noblesse comme le taureau qui ne cèdera pas un pouce de terrain au lourd cheval caparaçonné sous la pique cruelle du picador. Le Richebourg fut noble à ce moment là, me gagnant d’émotion forte.
L’équipe de Philippe Bourguignon fut parfaite ce soir (comme tous les soirs), et les convives chaleureux firent de ce repas une vraie fête de l’amour du vin et de la bonne chère.
Une anecdote. Un ami de mon fils m’avait aidé à composer le numéro 100 du bulletin. Je me devais de le remercier. Ce fut fait lors de ce dîner. Il lisait depuis longtemps mes bulletins qui parlent d’un monde de vins qu’il n’avait pas encore visité. Les propos dithyrambiques sur des vins d’âge canonique lui paraissaient l’aimable lubie d’un obsédé qui magnifie des impressions de vins surannés. Il venait donc à ce dîner avec l’idée qu’il allait falloir s’extasier sur de pieuses reliques, comme on le fait auprès du peintre du dimanche qui vous expose des œuvres que même le brocanteur le plus âpre au gain n’acquerrait pas. Une brochette de vins sublimes, le Nuits 47, le Gilette 49 et le Ducru 55 ont fait vaciller et effondrer ses a priori. Je pense qu’il va relire les bulletins avec d’autres lunettes, considérant que ce qui y est retracé est l’expression d’une réalité.
J’avais eu il est vrai une attitude de même nature quand Bernard Hervet de la maison Bouchard m’avait dit que ses Montrachet 1865 sont sublimes. Je venais avec l’idée que ces témoignages seraient sentimentaux. Le Meursault Charmes 1846 et sa force vineuse font depuis lors partie de mon Panthéon. Il reste encore des barrières psychologiques à l’acceptation que des vins anciens sont authentiquement et objectivement bons.
Merci à Philippe Bourguignon et son équipe d’avoir eu l’intelligence d’une cuisine au service du vin, merci à des convives si enjoués, et merci aussi à Jean Clause Ribaut, qui participait à ce dîner, pour l’article qu’il lui a consacré le 16 avril dans les colonnes du Monde. C’est un coup de pouce apprécié.