Le 77ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Laurent, complice de ces dîners pour la 11ème fois. La belle table habituelle est préparée avec un soin jaloux, et Patrick Lair, partenaire actif des ouvertures de vins officie avec moi avec une minutie exemplaire. Les parfums du Suduiraut 1955 sont si puissants dans des arômes d’agrume qu’après en avoir discuté avec Philippe Bourguignon, je demande un autre dessert, que nous déterminons avec le chef pâtissier.
Le menu élaboré sous l’autorité de Philippe Bourguignon et le talent d’Alain Pégouret : Rouelles de pommes de terre et pied de porc / Trompettes de la mort juste rissolées, crémeux d’œuf de poule et jaune coulant sur un sablé fin au parmesan / Saint-jacques et cèpes saisis à la plancha, jus aux fines herbes et purée d’ail / Épaule d’agneau de Lozère confite aux épices d’un tajine, haricots risina / Râble de lièvre rôti, sauce « royale » et tagliatelles / Vieux Comté / le dessert initial était : Mousseline peu sucrée de marrons ardéchois en mille-feuille croustillant, brisure de châtaignes grillées il fut remplacé par une cuiller aux marrons et un feuilleté de dés de mangues au piment d’Espelette. Cette solide cuisine, dans des directions semblables à celles de Taillevent, fut intelligemment propice aux vins.
Avant que n’arrivent mes convives, on m’avait fait goûter au bar une cuvée spéciale de Duval-Leroy 2001 presque non dosée, que j’ai trouvée d’un grand agrément. Toujours au bar, les premiers arrivés ont préparé leur palais avec un champagne Deutz. Après les consignes d’usage, nous passons à table.
Ma charmante voisine, seule femme devant dix hommes, peu intimidée de son infériorité numérique adora le champagne Ruinart « R » Brut NM du fait de son équilibre harmonieux où la bulle active titille un goût expressif. Ayant porté un toast avant que l’entrée n’arrive, nous avons pu mesurer à quel point le champagne chante encore plus sur le pied de porc. Il prend une sensualité extrême.
Le champagne Krug 1988 est d’un raffinement rare. Sa structure est d’une précision remarquable. Le plat de trompettes de la mort est une nouveauté très originale. L’œuf, qui n’est pas l’ami des vins, est bien domestiqué par le parmesan. Mais c’est surtout le champignon de belle texture qui fait briller le Krug, en l’allongeant élégamment.
Il n’est pas fréquent que l’on présente deux vins identiques dans ces dîners. C’est la générosité d’un convive qui permit cette comparaison. Le Chevalier-Montrachet Bouchard Père & Fils 1988 avait à l’ouverture un nez beaucoup plus joyeux que le Chevalier-Montrachet Bouchard Père & Fils 1983. L’écart était très net. Servi à table, la balance penchait encore pour les arômes du 1988. Mais en bouche, la maturité acquise par le 1983 le rend plus agréable. J’aime beaucoup plus le 1983 de mon ami que la belle rigueur classique du 1988. Mais la table n’a pas cette analyse. Les préférences s’équilibrent entre l’un et l’autre. La richesse et la profondeur du 1983 m’ont conquis. Car l’âge a donné une suavité qu’un convive rapproche de Barsac.
Le Château Ausone 1966 se présente au nez d’une spectaculaire façon. Un fidèle convive dit qu’on pourrait ne pas boire tant le parfum enivre, procurant un plaisir complet. C’est assez éblouissant. Le Château Latour 1er GCC 1952 a un nez nettement plus discret. En bouche, l’Ausone est délicieux, classique, très typé Saint-émilion. Mais c’est le Latour qui me transporte au septième ciel. Quel vin immense. Ce qui est intéressant, c’est qu’un vigneron ami présent à la table me dit qu’il préfère de loin Ausone. Mais quelques minutes plus tard, il révisera son jugement et conviendra de l’incroyable perfection d’un Latour qu’on n’attendrait jamais à ce niveau en considérant son millésime. C’est certainement l’un des plus grands Latour que j’ai bus. J’ai demandé au vigneron bourguignon de fermer les yeux en buvant Latour, en pensant à un Chambertin 1929. Et, si l’on admet de ne pas s’arrêter à la définition stricte du cépage, on a un velouté en bouche qui évoque les plus grands chambertins. L’épaule d’agneau est un compagnon idéal pour que ces deux bordeaux s’expriment bien.
L’Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Ainé 1980 fait partie de mes bonnes pioches. L’année étant mauvaise en bordelais, on n’imagine pas aisément que ce vin puisse être bon. Or il l’est. Il n’a pas une palette sensorielle aussi étendue que des grandes années, mais il est rassurant.
La Côte Rôtie L. de Vallouit 1966 est solide, confortable, avec un final en bouche joyeux. Ces vins ont un charme fondé sur la simplicité et la franchise. On en tire la quintessence avec le râble.
Quand on croque un morceau de Comté en prenant soin de bien le marquer de salive, le Château Chalon Jean Bourdy 1955 fait exploser son goût de noix, pour un plaisir indicible dont je ne me lasserai jamais.
L’Anjou Rablay Maison Prunier 1928 est la curiosité absolue de ce dîner. C’est lui que je veux découvrir. Quel plaisir, quelle surprise, quel dépaysement. Ce vin fait partie de ma recherche. Car aucun Anjou de moins de cinquante ans ne peut approcher de près ou de loin de cette complexité de goûts. Ce vin est d’une richesse rare, d’une subtilité sensuelle, d’une complexité enthousiasmante et d’une longueur extrême. J’étais heureux. La petite cuiller au marron glisse bien sur l’Anjou.
Le Château Suduiraut Sauternes 1955, c’est le vin le plus rassurant qui puisse exister. Il a tout ce qui fait la grandeur de Suduiraut, une jeunesse insolente et un aplomb de marlou. Les agrumes dansent une farandole joyeuse. On est bien. Le piment d’Espelette délicatement dosé donne un joli coup de fouet à la mangue pour un bonheur parfait.
Tout paraissait si naturel, facile, qu’on pourrait se demander si chaque repas ne devrait pas être comme celui-là. Les discussions sont animées, et la cérémonie des votes allait être une occasion de plus de voir à quel point les goûts et les préférences sont dissemblables. Sur onze vins, neuf ont figuré au moins une fois dans les quartés, ce qui est toujours sympathique. Six vins ont eu droit à un vote de premier. On sait que cela me plait. Le plus couronné est de loin le Suduiraut 1955 avec cinq votes de premiers. Le Château Latour 1952 récolta deux votes de premier et quatre autres vins eurent un vote de premier : le champagne Ruinart, le Château Ausone 1966, la Côte Rôtie Vallouit 1966 et l’Anjou Rablay 1928. Le vote du consensus serait : Suduiraut 1955, Latour 52, Ajou 1928 et Château Chalon 1955.
Mon vote fut : Château Latour 1952, Anjou Rablay maison Prunier 1928, Château Suduiraut 1955 et Côte Rôtie L. de Vallouit 1966. Mon ami vigneron n’avait pas le même ordre mais la même sélection de quatre vins ce qui nous réjouit. Ce dîner de bonne humeur a réuni des passionnés. Chez Laurent, c’est toujours un succès.