L’hôtel George V est une oasis de beauté. Ces fleurs exubérantes me ravissent l’âme. Sur une paroi, une tapisserie du 18ème siècle où le rouge abonde. Devant elle, des grappes d’hortensias aux divers tons de rouge qui reproduisent de façon exacte le grain de la tapisserie. Une évocation émouvante. L’hôtel est une ruche, grouillante de son succès, et l’anglais s’entend plus comme langue vernaculaire que le français. J’entre dans l’imposante salle de restaurant où la vaisselle a pris les couleurs d’automne. Un maître d’hôtel consciencieux place la vaisselle de notre table au millimètre près. J’aime cette recherche de perfection. Sébastien, sommelier complice de plusieurs aventures m’accompagne et m’assiste dans la cérémonie d’ouverture des bouteilles. Eric Beaumard vient vérifier l’Anjou 1928, car c’est certainement le vin qui peut s’écarter le plus du goût attendu. Le Gruaud Larose 1926 a une odeur de terre, quand son bouchon a une odeur saine. Pour Sébastien, c’est bon et sans problème. Je n’ai pas à cette heure cette décontraction là, soucieux comme à chaque fois que mes vins soient parfaits quand ils entrent en scène. Le Montrachet est plus puissant que ce que j’attendais, les bordeaux un peu discrets et le Coutet 1919 impérial. J’en informe Eric Beaumard pour que cela influence la puissance des sauces. Philippe Legendre vient voir si tout se passe bien.
Il a composé avec Eric Beaumard un menu d’un niveau assez exceptionnel : Gougère et aiguillettes de fromage, Huîtres chaudes au foie gras aux saveurs de noisettes, Potage Sarladais à la truffe noire du Périgord, Homard Breton en coque fumé et rôti au lard de Toscane, Terrine de cèpes de Sologne à la vinaigrette d’aubergine, Sarcelle des Marais de Vendée au jus gras, Chou farci au lièvre de Beauce, Le Bleu et ses accompagnements, Mille-feuille au coing et au miel, crème au caramel.
Le Champagne Houdart de la Motte Brut est inconnu de tous alors qu’il y a à notre table le plus grand palais de la planète, qui a tout bu, connaît tout, et l’un des plus prestigieux vignerons de notre époque. Inconnu donc que j’avais choisi avec la volonté de faire un petit clin d’œil, comme j’aime en faire. La maison de champagne Salon s’appelle en fait Salon – Delamotte, le second nommé étant le petit frère du premier. Salon est mon chouchou. Il figurait au repas. L’occasion était belle de mettre un homonyme du petit frère, même s’il n’y a aucune parenté. Dans mon insouciance, je n’avais même pas remarqué que le champagne fût rosé. D’une couleur rare de rosé, d’un beau lilas. Pas celui de Fernand Raynaud, un beau lilas printanier comme celui qui existe dans certaines fleurs qu’utilise l’artiste floral de l’hôtel George V. Le nez est expressif. La bulle a disparu, ce qui pousse à regarder le bouchon : il indique un champagne qui a plus de trente ans. En bouche la vinosité est belle, et dans le verre le champagne ne va cesser de s’améliorer, avec ce goût très britannique et raffiné. Un grand champagne étonnant qui recueillera un vote de premier de la part de la plus fidèle convive de wine-dinners, vote courageux qui sera applaudi par toute la table.
Le Champagne Salon « S » 1983 me surprend un peu. Il est beau bien sûr, mais pas aussi flamboyant que ce que j’attendrais après le jeunet 1995 de la veille (bulletin 118). Mais l’huître chaude allait découvrir des saveurs du Salon que seul Eric Beaumard est capable d’aller dénicher pour les révéler : l’iode explosait en bouche et le Salon prenait une longueur extrême. Petite patte de génie, un pain sans sel se trempait dans une petite flaque d’huile pour donner un gras passager au Salon qui riait de cette caresse gustative.
L’Anjou Caves Prunier 1928 est un vin prodigieux. Très ambré, au nez relativement discret mais dense, l’Anjou délivre des goûts surprenants, inattendus, qui évoquent quasiment toutes les régions du monde. On y trouve bien sûr sa Loire d’origine, mais le Bordeaux, l’Alsace et pourquoi pas certaines contrées hongroises n’échappent pas à ce voyage imaginaire. Gras, chatoyant, combinant le doux et l’amer, ce vin a été prodigieusement propulsé par la sauce et des petites pointes de carottes du délicieux potage sarladais. Grand vin, résolument éloigné de ses saveurs d’origine, mais témoignage des évolutions que peut connaître un vin de belle race.
Le Montrachet Domaine René Fleurot 1985 (j’hésite à écrire Le Le Montrachet, car le titre du vin est « Le Montrachet » et non « Montrachet ») a un nez d’une puissance inouïe. Prodige de gastronomie, c’est le lard qui prend les gants pour faire un round de boxe contre lui. Si le homard s’amuse à faire de l’œil au Montrachet, c’est le lard qui lui fait sortir tout ce qu’il est capable d’exprimer. Une de ces joutes gustatives que j’adore. Grand Montrachet qui ne semble pas du tout de 1985 tant il est jeune. Sans doute l’une des plus belles expressions du grand blanc de qualité.
Que je respire quand je sens le Château Ausone 1959 ! J’ai en face de moi l’un de mes plus beaux Ausone, d’un état de conservation parfait. Quel grand vin ! C’est une bouteille comme celle-là qui explique que Ausone est grand. Il est ici beaucoup plus chaleureux que son expression habituelle. Ce sont les cèpes qui se marient prodigieusement avec ce grand bordeaux, comme avec le Château Gruaud Larose 1926 d’une surprenante beauté. Toute trace initiale de terre a disparu, le nez est beau, et en bouche on a une rondeur, une plénitude rare, avec ces évocations de bois, de sous-bois et de champignons qui justifiaient le plat. Un ami californien présent se pâma devant ce 1926 exceptionnel.
Le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1988 même s’il n’est pas encore totalement ouvert, ce qui lui arrivera bientôt, m’a largement plus souri qu’à mon convive, cet expert si renommé. Et comme la sarcelle était un pur bijou de grande précision, elle a poussé du col le Richebourg qui s’est mis à briller plus que jamais. La chair de la sarcelle commence par délivrer des goûts surprenants de poisson. On pense immédiatement à Raymond Devos qui nous expliquerait que la sarcelle était saure par un effet du sort. Et quand on croque son magret, on a un envoûtement de saveurs complexes. Et ce Richebourg adolescent vient agacer tout cela pour notre plus grand plaisir. Un moment de pur bonheur.
Lorsque arrivent mes chouchous, les deux Nuits, je paraphrase Carole Bouquet en disant : « vous avez le droit de tout dire, sauf de critiquer mes vins ». Le conseil était superflu, car ce furent deux merveilles. Le Nuits Cailles Morin Père & Fils 1961 m’a étonné par son accomplissement, car même s’il est justifié qu’un 1961 soit bon, on est allé bien au-delà de mon attente. J’ai eu l’espace d’un instant une fulgurance de goût rare qui m’a entraîné à le mettre en numéro un de mon vote, seul vote recueilli par ce vin. L’instant fut magique. Et le Nuits Cailles Morin Père & Fils 1915 est un prodige, d’une année merveilleuse, montrant à quel point le bourgogne de qualité vieillit bien. Le chou farci éclectique à souhait s’amusait à mettre en valeur les deux Nuits avec un régal de jouissance. On était dans des saveurs ludiques et sensuelles. Un bonheur de vin rouge. Que le lièvre va bien aux vins de la Côte de Nuits !
Le Château d’Yquem 1942 avait une couleur tirant vers le marron, et un nez absolument caractéristique de Yquem, mais plutôt plus discret que d’habitude, et à cent coudées en dessous du nez du Coutet. En bouche, le Yquem est diablement charmeur. L’expression que j’utilise est de dire qu’il est sec, ce que reprit assez nettement mon ami expert qui ne trouve pas le mot approprié. En fait, c’est un Yquem où le doucereux, le sucré sont beaucoup plus contenus. Et j’adore. Le choix du fromage lui allait bien. Un Yquem un peu moins bon que le même bu au château. Mais diablement bon quand même.
Le Château Coutet Barsac 1919 est époustouflant de plénitude. C’est le sauternes épanoui dans toute sa définition. La couleur est dorée et joyeuse, et en bouche c’est un grand bonheur avec cette longueur inimitable des grands sauternes. Le dessert – délicieux – ne lui allait pas du tout. C’était flagrant comme il le rétrécissait. Ce n’est pas grave car Coutet se suffit tellement qu’on en profite de toutes façons.
J’ai fait voter et je crois n’avoir jamais été autant embarrassé avant de voter, car mille votes fussent possibles, tous justifiés. Tous les votes de la table furent différents, tous extrêmement logiques et tous les vins furent l’objet d’au moins un vote. Huit vins sur onze ont eu droit à un vote de numéro un, ce qui est le record absolu. C’est presque inimaginable. Les vins les plus cités furent surtout le Nuits Cailles 1915, le Yquem 1942 et le Ausone 1959 suivis du Montrachet. C’est sans doute ce vote qu’il faudrait retenir dans les archives : Nuits 1915, Yquem 1942, Ausone 1959 et Montrachet 1985 parce que mon vote instantané aurait pu être différent à simplement cinq minutes de distance. Mon vote fut : en un Nuits Cailles 1961, en deux Coutet 1919, en trois Nuits Cailles 1915 et en quatre Ausone 1959. A la réflexion, ce vote me plait.
La cuisine de Philippe Legendre, appuyée sur le savoir encyclopédique d’Eric Beaumard a atteint ce soir des sommets rares. Chaque plat avait capté une caractéristique majeure de son ou ses vins de compagnie. Difficile de retenir un accord gagnant, tant le potage révélait l’Anjou, le lard luttait si bien avec le Montrachet, le cèpe magnifiait le Gruaud Larose 26 et la sarcelle propulsait le Richebourg. Quand au lièvre, quel bonheur sur le Nuits Cailles 1915 ! Tout étant parfait, ce serait difficile de désigner un vainqueur. La prime de la rareté ira à la sarcelle qui a si bien coaché le Richebourg du Domaine de la Romanée Conti. La table un peu longue rend difficiles les échanges d’un bout à l’autre de la table. Nous fumes polyglottes avec les deux californiens et franco-français avec des habitués de nos dîners et aussi deux novices. L’ambiance fut enjouée et émerveillée, tant Philippe Legendre déploya son talent au service de grand vins témoignages de l’histoire de nos beaux terroirs. Une fois de plus une soirée inoubliable.