« Pleurez, doux alcyons, ô vous, oiseaux sacrés,
Oiseaux chers à Thétis, doux alcyons, pleurez »…
Ce poème d’André Chénier est pour moi l’un des plus beaux de la langue française, oeuvre d’un génie à qui la repentance, mode actuelle, devrait s’appliquer, puisqu’il fut guillotiné en 1794 à trente deux ans. La Révolution nous a privé d’une production poétique sans doute unique. Tout comme un stupide duel d’Evariste Gallois à vingt ans empêcha l’éclosion d’un génie mathématique.
C’est ce poème de Myrto la jeune Tarentine que m’inspire l’élégante cuisine de Guy Martin au Grand Véfour. Chaque sonorité s’enchaîne dans le poème d’une façon merveilleusement romantique. Chaque saveur des plats de Guy Martin procède d’un romantisme gustatif, lui aussi particulièrement émouvant. Je vais donc dithyramber un instant !
Du Grand Véfour, cette goélette portée par le vent de l’histoire, j’étais un passager épisodique car elle ne figurait pas sur mes géodésies parisiennes. Guy Martin a créé ce soir une cuisine époustouflante. Elle est diabolique. Il n’y a aucune aspérité, aucun clin d’œil, aucune facilité qui flatte les juges. C’est discret, c’est beau, c’est remarquable et c’est précis. Le homard est du homard, le cabillaud du cabillaud, le pigeon du pigeon. On a l’essence des goûts purs, et cette étincelle de génie que seuls les chefs les plus étoilés possèdent. Je ne soupçonnais pas qu’un repas dédié au vin puisse montrer tant de talent. Tout fut beau, juste, délicat, sans le moindre faux pas. De la gastronomie éternelle qui ressuscite les recettes des plus grands maîtres de l’orthodoxie culinaire, car tout fut prodigieusement précis.
J’ouvre à 17h les bouteilles avec Patrick Tamisier cet enjoué et farceur sommelier qui sait en toutes circonstances adopter l’attitude que commande son riche savoir. J’ai de grandes frayeurs. Le Chablis est quasiment mort, le Nuits 1949 chancelle et le Beaune est au SAMU. Le Tuileries, comme je l’avais annoncé auparavant aux convives, souffrait. A coté d’eux le Château Chalon affichait une insolente perfection et le Suduiraut était papal. Patrick vibrait au témoignage d’ouverture de ces reliques, frappé par le fait que chacun des vins, même fatigué, délivrait l’exacte définition de son terroir avec une authenticité étonnante.
Voici le petit bijou, menu de Guy Martin : Sardines farcies au fromage de brebis et graines de céleri, câpres non pareilles, Foie gras de canard et foies blonds de volaille de Bresse, truffes et artichauts, Rissoles, truffes et feuille d’or, Homard rôti et morilles au vin jaune, Dos de cabillaud poêlé aux épices, jeunes légumes au bouillon, aïoli et courgettes, Pigeon Prince Rainier III, Bleu des Pyrénées de Macaille, Pêche blanche dans une fine gelée à l’hibiscus, crème glacée à l’huile d’Argan. Ce fut assez époustouflant.
Le Krug 1988 a la présence rassurante du champagne parfait. Orthodoxe au moment où nous trinquions en un toast de bienvenue, il rajeunit de dix ans avec des sardines marquantes.
Le Château des Tuileries 1941, un « Graves supérieures » est un blessé. J’avais ajouté cette bouteille basse qui méritait d’être bue car la couleur me plaisait. Le nez est amer, l’ouverture agace mais la longueur est là : le vin finit en beauté. Sur le délicieux et fondant foie gras dont l’artichaut plaisait au Graves, un mariage exact.
Le Chablis Réserve de la Reine Pédauque 1934 est beau. Le blessé de 17h a guéri. Il est opulent, rond, onctueux sur la truffe. Et l’on est bien, rassurés qu’un Chablis manifestement hors limites puisse réveiller de telles saveurs.
Le Château Chalon Richerateaux 1949 est impérial de pure perfection. Je pense qu’il y a quatre catégories de personnes sur terre. Celles qui ignorent les vins du Jura. Celles qui ne supportent pas les vins du Jura. Celles qui ont goûté du Château Chalon et ce goût de noix verte amère. Et enfin ceux qui ont bu ce Château Chalon 1949 où l’amertume est absente, et dont la richesse s’étale de façon insolente. Ils forment un contingent infime. Il faut impérativement grossir le nombre d’amoureux de ces très grands et énigmatiques trésors. La morille excite logiquement le vin, mais c’est la chair du homard qui s’inscrit comme son exact partenaire.
Avec le cabillaud, on entre dans une forme de gastronomie que j’aime. La chair flatte le Mouton-Rothschild 1987 assez austère et sec qui va se transformer complètement au fil du plat. Le désert aride va se transformer en jardin luxuriant. Le moine cloîtré va devenir crooner. Et c’est la sauce qui catapulte le Mouton au firmament. Le Clos Fourtet 1938, reconditionné au château en 2001 est brillant. Rond, chaleureux, charmant et velouté il a tout d’un vin éternel, largement au dessus de ce qu’on pourrait attendre de son année dont les vestiges sont rares. Ce vin brille sur la chair du cabillaud et sur la petite crème d’ail.
Le Beaune Calvet 1955 m’avait fait peur à l’ouverture. Mais dès la première goutte versée en verre, on sent qu’il est réveillé et le pigeon vole avec lui. Ce pigeon d’une grande subtilité, plus viande que gibier, a trouvé un frère avec le beaune. Curieusement, le Nuits, Vin Fin de la Côte de Nuits Champy 1949 qui m’avait presque plu à l’ouverture a attrapé un goût de bouchon désagréable, à peine perceptible en bouche, mais qui agace. Puis tout disparaît. Et le jus de cuisson d’un œuf d’accompagnement, brutalement viandeux, remet en selle ce 1949 qui se met à parader follement, dopé comme un cycliste.
Le Rieussec 1965 ouvert au dernier moment est trop simple quand il se présente maintenant. C’est de l’alcool, avec seulement du fruit. Et il se transforme à vue d’œil sur un bleu un peu trop fort à mon goût pour devenir un compagnon attachant.
Les alcyons peuvent sécher leurs larmes, car voici Suduiraut 1948 qui vaut à lui seul tous les plaisirs du monde. C’en est presque trop de pure perfection. Oubliant le poète pour le sabir actuel, je dirais qu’il est « grave trop ». Sur le lait de coco, association diabolique, c’est Aïda. Sur la pèche totalement adaptée, c’est la troisième Symphonie. J’avais comparé plus tôt le Clos Fourtet au peintre Corneille et le Mouton à Ingres. Là, c’est la musique que suggère ce Suduiraut, petit miracle, soleil radieux sans le moindre défaut. C’est la 3ème, l’Héroïque.
Lorsqu’il s’est agi de voter, tous les vins ont eu droit au moins une fois à un vote, même les blessés dont le nombre, je dois le dire, fut un peu inhabituel. Les vins se sont ressaisis sur la cuisine, mais certains souffraient encore. Ce fut donc un bien si au moins un vote les a encouragés, la cuisine faisant le reste.
Mon vote fut en un le Suduiraut 1948, en deux le Château Chalon 1949, en trois le Clos Fourtet 1938 et en quatre le Beaune 1955. Ce sont d’ailleurs ces quatre vins qui furent les plus cités, et pour une fois, ce qui est extrêmement rare, l’un des convives, qui avait déjà participé à l’un des dîners, a donné strictement le même vote que moi.
Un jeune couple de canadiens avait une érudition et un charme qui ont conquis l’ensemble de la table. Un couple d’entrepreneurs passionnants qui plus est vignerons et des habitués compétents, tous ont formé une table joyeuse, profitant d’un moment unique de gastronomie. La pèche qui accompagnait le Suduiraut était invraisemblablement exacte. Mon cœur a succombé à la sauce du cabillaud sur le Mouton 1987, vin qui n’était pas le plus émouvant mais qui a vibré de façon étonnante sur cette composante du plat. Le Clos Fourtet a paradé sur les épices du poisson. Le Château Chalon a montré une solidité gustative rare sur le homard.
Guy Martin a atteint ce soir une des formes les plus subtilement discrètes et accomplies de la vraie gastronomie.