Un nouveau dîner de wine-dinners se tient au restaurant Taillevent. Les bouteilles sont apportées une semaine à l’avance et redressées debout en cave la veille de leur ouverture. Le jeune sommelier Aurélien, en poste depuis six mois dans cette prestigieuse maison va assister à l’ouverture, qui est toujours un prétexte à raconter des histoires de vins et de bouchons. Jean-Claude Vrinat et Valérie viennent me saluer dans le local que l’on a apprêté pour cette cérémonie d’ouverture, clef de beaucoup de plaisirs de boire. Le Gruaud Larose, un Sarget, a un niveau très élevé pour un 1928. Serait-ce un vin rebouché ? La capsule est ancienne, et le bouchon est d’origine, très noir sur la partie supérieure, et bien souple dans sa deuxième moitié. L’odeur est saine. Deux senteurs sont étonnantes de puissance : celle du Rully blanc et celle du Gewurztraminer. Je rebouche vite le Gewurztraminer tant je le sens comme un cheval fougueux. Je ne veux pas qu’il se fatigue trop vite. Le Chambertin est mon champion de ce soir, celui que je veux voir gagner. Je lui trouve un parfum qui me rassure.
Le menu a été créé par Alain Solivérès en liaison avec Marco Pelletier, subtil sommelier : Amuse-bouche / Langoustines rôties, barigoule d’artichauts au pistou / Chausson feuilleté de ris de veau / Pigeon farci, roquette et pignons de pin / Foie gras de canard de Chalosse confit / Crêpes craquantes, pêche rôtie a la verveine. Je suis content des mises au point que nous avons faites, car ce fut un travail d’équipe. J’ai mis en pratique un ordonnancement à l’ancienne qui veut que le foie gras succède aux viandes, comme me l’avait rappelé Jean Frédéric Hugel. Ce fut un bon choix.
Les convives sont quatre couples d’amis d’enfance rassemblés par l’un d’entre eux. C’est un grand bonheur quand on peut être sérieux au moment où l’on découvre un vin ou la subtilité d’un accord et volontiers chahuteur quand on chambre gentiment un ou une amie. Les rires fusèrent fort à notre table jubilatoire.
Le magnum de champagne Pommery 1988 me laissa le temps de donner les consignes de voyage. Il est de bon ton aujourd’hui de vilipender le libéralisme, synonyme, nous clame-t-on, de contrainte et de sauvagerie. Disons que mes consignes sont un peu comme cela : d’un démocratisme dictatorial. On y survit. Le champagne, que je goûtais avec l’un des convives qui en fait un légendaire, est fort agréable, surtout dans ce volume de présentation. Il est sans problème, sans énigme, et se boit avec beaucoup de plaisir. Une très jolie entrée en matière qui se goûte à la cuiller est passée comme le pianiste amnésique et muet échoué sur les côtes anglaises. Elle n’a parlé à personne et n’a même pas amorcé le moindre dialogue avec le champagne. Deux passagers qui s’ignorent. Il n’y avait bien sûr aucune opposition, car le goût était bon, mais aucune ajoute.
Comme à chaque fois, l’accord qui ne se fait pas va renforcer l’accord qui se crée. Le choc n’en est que plus grand. Le Rully Premier Cru Suremain 1984 surprend tout le monde. Ce vin est riche, emplit la bouche de saveurs exotiques élégamment dosées. Il y a à cette table de solides connaisseurs de vin. On commence d’entrée par une surprise. Le Rully est généralement sous-estimé, et 1984 une année copieusement ignorée. Et voilà que ce Rully danse en bouche de folles farandoles. Avec la chair de la langoustine, mais surtout avec la sauce de la langoustine, on se sent transporté. Et l’on note qu’au début, c’est le sel de la sauce qui l’attire comme un aimant, alors que lorsque le palais s’est habitué, c’est le fruité de la sauce qui roucoule avec le vin.
J’ai montré à l’arrivée de chaque assiette, combien l’odeur du vin est indissociable de l’odeur du plat. On ne peut plus dire ce que serait cette senteur dans un milieu neutre, dans une salle d’hôpital, car les fragrances du vin et du plat, comme les tentacules de poulpes en chaleur, s’entrelacent dans une orgie de suçons. Le Château Mouton Rothschild 1975 n’a pas d’odeur propre, il a celle de la sauce. La sauce n’a pas d’odeur, elle a celle du Mouton. Et c’est absolument excitant. Le Château Gruaud-Larose 1928 accompagne lui aussi le ris de veau à la sauce de plomb. L’étonnement est à son comble quand il est impossible de donner 47 ans de plus au Gruaud qu’au Mouton. On dirait deux frères, même si, à l’examen, on voit bien qu’ils sont dans deux phases de vie bien distinctes. Le Mouton qui a capté le plat est un petit peu rétréci par lui quand le Gruaud Larose, d’une immense longueur, est aérien, plein, équilibré, soyeux, faisant patte de velours avec une élégance rare. Je voyais des yeux émerveillés prendre conscience qu’un soin particulier peut conduire à de tels accords, insoupçonnés par leurs papilles jusqu’alors.
La sauce du pigeon, presque aussi dense que celle du ris de veau, joua le même rôle vis-à-vis des deux bourgognes. Comme en une prise de judo sanctionnée d’un ippon, elle renversa les odeurs intrinsèques de ces deux vins pour en faire ses alliés. L’Aloxe Corton Pierre Olivier négociant, 1966 est la définition la plus pure du bourgogne de charme. Il combine à la fois le doucereux et l’amer dans une structure juteuse de redoutable séduction. Le Chambertin Clos de Bèze Joseph Drouhin 1949 est tout simplement éblouissant. C’est le bourgogne accompli, de pleine maturité, aux saveurs lourdes. Avec le pigeon, c’est un duo époustouflant.
Les quatre rouges auront joué des partitions assez identiques sur les deux plats. Il y a deux vins. L’aîné est chaque fois plus accompli que le plus jeune, mais ne joue jamais l’exclusion du jeunet. On a donc une paire de vins qui accompagne divinement chaque plat. Et les deux composantes de l’accord, ce qui est la définition même de son succès, s’enrichissent l’un l’autre, le vin améliorant le plat qui fait vibrer les vins.
Le Gewurztraminer Sélection de Grains Nobles Clos Zisser Domaine Klipfel 1976 apparaît à ce moment du repas exactement comme il faut. Le foie gras est un petit morceau de bonheur, fondant en bouche. Et le kaléidoscope des saveurs alsaciennes ensoleille le palais. Encore une combinaison magistrale.
La bouche est idéalement préparée par le gewurztraminer pour accueillir Château d’Yquem 1983. Il était relativement discret à l’ouverture quelque six heures plus tôt. Il l’est encore. La pêche, trop parfumée sans doute, trop forte, écrase le délicat sauternes. Le dernier vin, Ermitage de Consolation, Banyuls « Hors d’âge » qui doit avoir une bonne trentaine d’années arrive très tard, au moment où les papilles, fatiguées d’avoir bissé chacun des vins ont moins envie de battre un nouveau rappel. Je suis amoureux de ces saveurs simples, de pruneau, de quetsche ou de mirabelle. C’est cette entrée en scène presque en tomber de rideau qui explique qu’il fut le seul vin à n’être gratifié d’aucun vote.
Le vin le plus couronné est le Gruaud Larose 1928, suivi du Chambertin Drouhin 1949 et de l’Yquem 1983. Mon vote est le suivant : 1 – Chambertin Clos de Bèze Joseph Drouhin 1949, en 2 – Gruaud-Larose Sarget 1928, en 3 – le Rully premier cru Suremain 1984 et en 4 – Aloxe-Corton Pierre Olivier 1966.
La qualité de la cuisine et des sauces fut exceptionnelle. Le dosage des sauces fut totalement dans l’axe des vins. Nous avons pu ressentir des perfections gustatives d’un rare niveau. Le service d’une joyeuse brigade est légendaire. Jean-Claude Vrinat peut en être fier.