J’ai déjà abondamment parlé de Bipin Desai, ce scientifique américain qui organise les dégustations thématiques les plus grandioses de la planète. Chaque année depuis six ans, il me charge d’organiser un déjeuner ou un dîner amical, à vins et frais partagés, qui lui permette de rencontrer des amis ou de nouvelles connaissances. Ces dîners étant comptés au sein des dîners de wine-dinners, même si les vins ne viennent pas en totalité de ma cave, ce sera donc le 80ème dîner de wine-dinners.
Bipin m’ayant prévenu très tard, des participants fidèles comme Alexandre de Lur Saluces, Aubert de Villaine ou Didier Depond ne pourront être présents. Ce sera l’occasion d’accueillir de nouveaux amis comme Jean-Jacques Bonnie, propriétaire de Malartic-Lagravière, Jean Hugel, de la maison alsacienne éponyme, Richard Geoffroy, le magicien qui fait Dom Pérignon, ainsi que l’ami qui fut le déclencheur du fabuleux dîner à l’Astrance où figurait le légendaire Cheval Blanc 1947. Les deux habitués sont Bernard Hervet, qui va rejoindre ou a rejoint Faiveley, et mon fils.
Dans le délicieux hall d’entrée Empire du restaurant Laurent, nous découvrons un magnum de Dom Pérignon Oenothèque 1966 dégorgé fin 2004. Un dégorgement de deux ans lui va bien, nous indique Richard. Ce champagne est spectaculaire, et nous laisse quasi sans voix. Le boire avec les commentaires de Richard Geoffroy et ses mises en perspective rajoute énormément à notre plaisir. Les premières évocations vont vers le salin, iodé, Richard dit feuilles vertes comme le troène. Puis arrivent les fleurs blanches comme le jasmin et les fruits roses. Le champagne s’étend lascivement dans le verre, et les fleurs blanches s’ouvrent. Les fruits se densifient. Le message se structure et se simplifie. Et Richard, qui a le même enthousiasme que nous en le goûtant, adore cette simplification qui est le gardien du message historique de Dom Pérignon. Il explique sa démarche qui doit être fondée sur la recherche de la qualité totale, dans le cadre de la continuité décennale du goût. Ce champagne qui ne cesse de s’ouvrir et de dévoiler des myriades de séductions est impressionnant pour tous. Je pense qu’il serait à l’aise avec des plats qui vont dans son sens et des plats qui le provoquent. Ainsi des huîtres et des coques exploiteraient sa tendance iodée, quand un fromage de tête l’exciterait pour exacerber ses arômes.
Nous passons à table dans la jolie salle à manger, et curieusement, notre belle table oblongue ne permettra pas aux conversations d’être générales, mais seulement en petits groupes. C’est sans doute la forêt de verres qui en est la cause.
Philippe Bourguignon a élaboré avec Alain Pégouret un menu très intelligent dont les sauces vont être, ce soir, de vraies vedettes. Saint-jacques marinées au citron, betteraves rouges cuites et fumées au feu de bois / filet épais de gros turbot cuit au naturel, ventrèche et condiments, jus iodé / jarret de veau cuit doucement, légumes d’automne en cocotte, rehaussés d’un jus acidulé / filet de chevreuil relevé au poire de Sarawak, « späzle » à la poêle / vacherin Mont d’Or et reblochon fermier / mousse un peu sucrée de marrons ardéchois en mille-feuille croustillant, brisures de châtaignes grillées. La magie de Laurent a de nouveau fonctionné, avec un service attentif et exemplaire.
Décidément, les vins de Didier Depond n’auront pas de chance. Pour l’académie des vins anciens, Didier avait expédié des vins qui étaient bien arrivés mais avaient été égarés. Pour ce dîner où Didier ne pouvait se rendre, sa gentillesse l’avait poussé à nous offrir un magnum de Delamotte 1985. Redoutant que deux magnums de champagnes soient excessifs, j’avais échangé ce cadeau contre un Salon 1988 qui avait été retrouvé après son absence à l’académie. Hélas, son champagne Salon 1988 est bouchonné. Que d’aventures ! Heureusement, le nez troublant n’empêche pas la bouche d’être passionnante, car si l’on a la sagesse d’accepter un voile un peu astringent et amer, le discours du Salon 1988 se positionne très bien. Nous en convenons volontiers avec Richard qui fait preuve en la matière d’une totale ouverture d’esprit. La combinaison de la mer et de la terre du plat un peu épicé est une belle trouvaille et aurait dû faire chanter ce Salon qu’il faudra vite goûter pour retrouver son charme et sa puissance.
Deux vins que tout oppose vont cohabiter sans se nuire. Le Corton Charlemagne Bonneau du Martray 1985, cadeau de Jean-Charles de la Morinière qui ne pouvait venir à ce dîner, se présente un peu fermé. On dirait qu’il peine à ouvrir sa porte pour nous accueillir. On reconnaît cependant, mais en cherchant, tout ce qui fait la noblesse de ce grand vin. En revanche, le Meursault Perrières Coche-Dury 2004 est une bombe. Le nez minéral intense envahit l’espace. Et Richard jubile car il y a dans ce vin les goûts qu’il recherche. Et c’est vrai que le Dom Pérignon, association souvent égale entre le chardonnay et le pinot noir, porte en son chardonnay des intonations que l’on retrouve ici. Comme Richard m’explique, je le ressens beaucoup mieux. Ce Meursault est puissant, expressif, typé, et forme avec la ventrèche un de ces accords qui ravissent le palais, chaloupé par tant d’audace si bienvenue.
Le Château Malartic-Lagarvière 1961 de Jean-Jacques Bonnie arrive en scène avec le soupçon d’un petit voile de poussière. Mais on sent qu’il va disparaître, et il le fait très vite. Et le doucereux presque sucré, les pain d’épices, moka, café de ce vin s’intègrent magnifiquement. Ce vin épanoui est joyeux. Le jarret de veau est un bonbon fondant dans la bouche, d’une jouissance rare. Mais c’est avec la sauce que le Malartic aime se confondre pour un accord délicat.
Plus de quarante ans séparent le doyen de la table, Jean Hugel aux 82 ans d’une tonicité invraisemblable et les deux jeunets Jean-Jacques et mon fils Frédéric. Et ça ne dérange pas, comme l’écart de plus de soixante ans cette fois entre les deux rouges qui cohabitent sur le gibier. Le Chambertin Clos de Bèze Faiveley 1990 est un vin jeune à qui il manque juste d’être un peu plus assemblé. Prometteur, l’alcool fonçant en avant, on en profite en se disant qu’il ferait mieux de dormir encore un peu en cave. Mais il a de l’avenir. A côté de lui, affichant une couleur d’une rare jeunesse, le Pommard Epenots Joseph Drouhin 1929 confirme à mes voisins Richard et Jean-Jacques tout ce que je racontais sur ma « main verte » ou mon « magic touch » qui les faisaient sourire. Car ce vin est éblouissant et exact au rendez-vous. Ouvert par Patrick Lair ou Christèle, la jolie et souriante sommelière il y a plus de six heures, ce vin explose de jeunesse, sérénité, joie de vivre, naturel. Tout en lui paraît tellement facile. Riche, onctueux, velouté, il forme lui aussi avec la sauce du chevreuil un accord éblouissant.
Une discussion s’instaure entre Richard Geoffroy et Bernard Hervet qui me donne un bonheur immense. Ces deux vignerons se racontent leur compréhension de l’année 2003 et les choix de vendanges qu’ils ont dû faire. Et à partir de là, toute la concordance de leurs analyses s’étale voire s’imbrique. Nous assistons à leur plaisir de constater l’unité de leurs deux visions, à l’avant-garde de ce qui se pratique. J’écoute, tel l’enfant qui laisse parler les grands. Rassurez-vous, Jean Hugel n’allait pas leur laisser la parole. Car quand le Jean est lancé, rien ne peut l’arrêter. Mais il dit des choses remarquablement sensées, et l’âge lui permet de raccourcir le propos sans politesse inutile. Alors, c’est passionnant. Et Jean peut parler, car ses vins lui en donnent la légitimité.
Le vacherin accompagne le deuxième vin que j’ai inclus parce que j’aurais bien aimé que Jean-Pierre Perrin assiste lui aussi à ce dîner qu’il a déjà fréquenté. C’est une bouteille très rare : Châteauneuf-du-Pape Domaine de Beaucastel blanc 1955. Un vin doré d’un cuivre discret, un nez intense d’une rare précision. En bouche, je me pâme, car ce vin a tout pour lui. Les évocations de tous les fruits possibles et imaginables sont là, mangues, ananas, kaki, mais aussi beaucoup de bois précieux. Le message du vin n’est pas dispersé. Il est précis, prononcé, typé, et montre que ces vins vieillissent avec un succès remarquable.
Jean m’avait annoncé avant de l’envoyer qu’il subodorait que le Riesling Vendanges Tardives Hugel 1966 serait devenu presque sec. Le reblochon se justifie donc mieux que le roquefort qu’aurait aimé voir Bipin, en se fiant seulement au nom du vin. En fait, le choix est bon, même si Jean n’aime pas les fromages avec ses vins, car ce Riesling bien sec est délicat, soyeux, doucereux, calme, et demande une saveur confortable et lisible pour montrer toute la subtilité de ses épices et agrumes suggérés.
Le contraste avec le Gewurztraminer Sélection de Grains Nobles 1997 est assez spectaculaire. J’avais déjà bu ce vin chez Jean et je m’en souviens comme d’une bombe. Elle est toujours là, donnant au nez autant de souffle que l’on en aurait à l’oreille si l’on était coincé en concert entre Miles Davis et John Coltrane. La puissance est au rendez-vous, mais c’est un David Douillet. C’est-à-dire que ce vin a une force tranquille qui n’a aucun besoin de parader. Le vin est remarquablement construit et n’a pas de nécessité d’en faire de trop.
Quand je demande que l’on vote, les vignerons présents hésitent, car il est toujours embarrassant de voter pour son propre vin. Le Dom Pérignon est consacré roi de la soirée par quatre votes de premier sur huit, sans avoir besoin du vote de Richard. Le Pommard 1929 a deux votes de premier, le Meursault 2004 un vote de premier, ainsi que le Riesling 1966. Tous les vins ont des votes sauf le Salon, naturellement. Le vote du consensus est assez difficile à faire car les votes ont été très dispersés. Ce serait : Dom Pérignon Oenothèque 1966 en magnum, Pommard Epenots Joseph Drouhin 1929, Beaucastel blanc 1955 et Riesling VT Hugel 1966.
Je n’ai pas eu la retenue de Richard et j’ai voté pour mes deux vins aux deux premières places pour une raison simple : je n’ai aucune raison d’avoir la pudeur du vigneron qui fait les vins, mais aussi parce que j’ai mis ces vins pour faire plaisir à mes amis. Il fallait donc que je les aime déjà ! Mon vote est : 1- Pommard Epenots Joseph Drouhin 1929, 2 – Beaucastel blanc 1955, 3 – Dom Pérignon Oenothèque 1966 en magnum, 4 – Riesling VT Hugel 1966.
Nous étions huit dont quatre vignerons de quatre régions distinctes. La joie des discussions, la densité du contenu, la force de l’amitié, ont été considérables. Philippe Bourguignon et ses équipes ont une fois de plus réussi le tour de force de satisfaire tout le monde. Beaucoup de rendez-vous se sont pris, des promesses de se revoir. Grands vins et grande amitié : un grand moment.