Le dîner du 15 août, c’est une institution, occasion d’ouvrir de belles bouteilles entre amis. Nous serons six, dont cinq buveurs. J’ouvre tous les vins vers 17 heures, sauf les deux 2000 rouges dont je souhaite une ouverture de dernière minute pour bénéficier de l’éclosion du fruit de ces deux champions.
Le premier acte de l’apéritif met en présence des petites sardines avec le Champagne Mumm Cuvée René Lalou 1979. La bouteille est toujours aussi belle, avec ses rondeurs biseautées et le vin est d’un or glorieux. Le nez est très expressif. Le vin est grand, opulent, majestueux, avec de jolis fruits jaunes. Le champagne est confortable avec une acidité citronnée très légère. Alors que le champagne Henriot avait eu du mal avec les petites sardines, l’accord se trouve avec ce vin de presque 35 ans. Sa maturité s’accompagne d’une jeunesse exaltante. On dirait que ce champagne est au sommet de sa forme.
Le Champagne Substance Jacques Selosse dégorgé en 2006 lance le deuxième acte de l’apéritif avec du jambon Pata Negra. Le jambon est assez sec, a relativement peu de gras et n’a pas cette sensation de noisette. Mais il va bien avec le champagne qui présente un saut gustatif par rapport au précédent qui est considérable. J’ai toujours peur avec les dégorgements très anciens de Substance, mais là, force est de constater que celui-ci est exemplaire. Sa couleur est aussi foncée que celle du Mumm, son parfum est intense, et en bouche, il a une longueur infinie par rapport à celle du Mumm. Le vin est puissant, solide sur ses bases, et emporte le palais dans une danse de plaisir. C’est un très grand champagne terriblement vineux.
Nous passons à table et le vin blanc va accompagner une friture de petits rougets relativement peu convaincante, car la panure est trop présente, et des grosses crevettes d’un goût exquis, jointes à d’originales lamelles de courgettes. Le Vina Tondonia Gran Reserva Lopez de Heredia Rioja blanc 1991 est une découverte. Je n’ai aucun repère. Si le vin boude la friture, il s’approprie les crevettes pour offrir une palette aromatique étendue. Ce vin de soleil, chaud et généreux est confortable, mais il n’offre pas énormément de complexité. Il est très correct, évoque quelques chardonnays américains. Il est probable qu’on l’oubliera dans peu de temps.
Le Château Latour 1974 est d’une bouteille rhabillée au château en 2003, ce qui veut dire qu’elle a toujours son bouchon d’origine. Le nez à l’ouverture montrait une grande délicatesse. Maintenant, je ressens un peu de poussière qui n’est pas loin d’évoquer un goût de bouchon mais cette impression fugace ne durera pas. Ce vin est de belle race et il est apprécié de mes amis, mais je suis gêné par le côté poussiéreux qui vient masquer le potentiel du vin. De petite année, il a la discrétion polie. Le voile qui le masque m’enlève le plaisir.
L’agneau cuit à basse température est fondant. Le pressé de pommes de terre est enthousiasmant. Il faut bien cela pour deux seigneurs. La Côte Rôtie La Turque Guigal 2000 est toute en fruit. Elle est généreuse, mais elle offre une belle subtilité gracieuse. Ce n’est pas un vin qui passe en force. Malgré ses muscles saillants, elle fait gant de velours.
A côté, Vega-Sicilia Unico 2000 se distingue par cette caractéristique qui me comble d’aise : la fraîcheur est mentholée avec de petites traces de fenouil.
Les deux rouges sont magnifiques et fondamentalement différents. Les départager serait difficile. Je dirais qu’en début de dégustation, c’est la fraîcheur mentholée de l’espagnol qui le met en tête. Et en fin de soirée, c’est la grâce subtile de La Turque qui lui donne la palme.
Bien évidemment les trois rouges ont accompagné un camembert Jort dont nous sommes friands, et fort agréablement le Latour a, pour un instant, oublié son voile de poussière. Il est devenu charmant et distingué.
Des tranches de mangue légèrement caramélisées ont fait tourne et retourne sur la plancha. C’est un Château d’Yquem 1990 qui va en profiter. Ce qui est fascinant avec Yquem c’est que la question de sa qualité ne se pose pas, il est parfait. Pourquoi le comparer avec d’autres millésimes dont on a la mémoire, quand on profite d’un tel moment de luxure pure. Ce 1990 est très équilibré, très jeune encore comme en atteste la couleur. Il est tout simplement une « sex bomb » de sauternes.
Les discussions animées nous ont portés jusqu’à deux heures du matin. Nous nous sommes endormis heureux d’avoir vécu un moment d’amitié ponctué de bonne chère et de grands vins. Yquem sera toujours Yquem, les deux 2000 sont fascinants et le Substance est un champagne incontournable. Quel bonheur !