Nous voulions avec ma femme profiter du sud après un hiver qui n’en finissait pas. Les billets sont pris, ma femme partant plus tôt que moi. Sans que j’y prenne garde, elle ne sera pas là le jour de mon anniversaire. Par je ne sais quelle préscience, Jean-Philippe me demande ce que je fais le soir de mon anniversaire. Je réponds : « sardines et carottes à la maison ». Péremptoire, il me répond : « ne fais pas ça, je m’occupe de tout ».
Un message la veille, alors que j’étais à l’Assiette Champenoise, m’informe que ce sera au Taillevent. Normalement, je ne devrais m’occuper de rien, puisque Jean-Philippe prend tout en charge, mais quand même, je prends dans ma musette une bouteille pour le cas où.
Je suis le premier sur place. Luc et Jean-Philippe arrivent presque ensemble et de longs conciliabules se tiennent derrière les paravents pour que je ne sois au courant de rien. Mes deux filles arrivent ensuite et notre table est constituée. Je demande avec ma timidité coutumière si je peux oser une ajoute au programme des vins de mes deux amis. On me répond que la souplesse est de rigueur. Cachant mon vin à la vue des amis, je décide derechef que mon vin sera le dernier du repas. Tout se boira à l’aveugle pour moi pour les vins sauf le mien. Mes amis connaissent tous les vins sauf le mien. Pour mes filles tout est inconnu.
Voici le menu concocté par l’équipe du Taillevent avec Jean-Philippe : épeautre du pays de Sault en risotto, cuisses de grenouilles dorées / homard bleu en cocotte lutée, olives niçoises, basilic et tomates mi-séchées / tourte feuilletée de lapereau, carottes nouvelles et marjolaine / noix de ris de veau croustillante aux morilles blondes / mangue rafraîchie aux fruits de la passion.
Le premier vin blanc sec est presque rose. Le vin est énigmatique car il évoque la truffe blanche, les feuilles d’artichaut, et en bouche c’est un parcours qui change à chaque gorgée. Le vin est sec. J’hésite mais j’imagine Jurançon sans le dire, pour ne pas paraître idiot. Jean-Philippe me donne des indications pour que je trouve. Il s’agit de Clos Joliette Jurançon sec 1970. Ce vin est prodigieux. C’est un Fregoli car il change sans cesse. L’amuse-bouche ayant une crème prononcée, le vin délivre des saveurs de pomelos. Sur le risotto d’épeautre, le vin est exceptionnel. Il me fait penser au parcours de la Coulée de Serrant qui a aussi besoin de beaucoup d’années pour s’exprimer. Il faut bien cet âge au Clos Joliette pour atteindre la complexité magique qui nous déroute à chaque fois, le final claquant comme un fouet.
On ne dira jamais assez les délices de la dégustation à l’aveugle. Le vin qui arrive sur le homard extrêmement goûteux me gêne un peu par un caractère serré et un final un peu rétréci. Il sent le cuir mais aussi la truffe. Quand Jean-Philippe me demande la région, la truffe me pousse vers bordeaux. Mes filles me regardent comme si j’étais déjà atteint de sénilité précoce. Luc, diplomate, me dit que c’est le plus bordeaux des bourgognes. Il s’agit d’un Richebourg Charles Viénot 1949. Je dois avouer que même après qu’on me l’a dit, j’ai toujours du mal à imaginer que ce puisse être un bourgogne. Luc aime son vin et je ne le lui reprocherai pas car j’ai la même attitude, mais ce vin serré, au final difficile, ne m’a pas vraiment convaincu.
En revanche, le vin qui suit est magnifique de générosité et d’équilibre. Il est très velouté, emplissant la bouche avec bonheur. Je sens un vin du sud, mais il faut les coups de pouce de Jean-Philippe qui tente de m’orienter pour que je reconnaisse le Château Vannières Bandol 1983 que j’ai déjà tellement aimé. Ce vin est une grande réussite, sereine, accomplie, vin de grande gastronomie.
Il fallait bien à un moment que je reprenne la main. Répondant aux questions de Jean-Philippe, je déclare : bordeaux, rive droite, pomerol. Et au second essai je dis Trotanoy. Ouf, l’honneur est sauf car il s’agit de Château Trotanoy Pomerol 1970. C’est une beau pomerol, à maturité, qui est peut-être un peu trop civilisé. On aimerait qu’il s’encanaille.
Alors que ma fille aînée est assez éloignée des choses du vin, aimant les vins du sud assez faciles, que nous appelons les vins de Ginette, mais aimant aussi la qualité puisqu’elle a adoré Vannières, c’est elle qui lance en premier Climens. Elle a visé du premier coup Barsac. Il s’agit du Château du Mayne Haut-Barsac 1943 qui nous surprend tous par sa folle jeunesse. Sa couleur est claire, son goût est précis, et même s’il n’a ni l’ampleur ni la complexité d’un Climens, il est absolument charmant. Il a formé avec le dessert à la mangue au combawa un accord prodigieux.
C’est à mon vin d’apparaître. Tout le monde pense qu’il doit être extrêmement vieux, voire du 19ème siècle, car il est très foncé, opaque. Il est riche, profond et ne va pas du tout avec le dessert à la mangue. J’exprime le vœu d’avoir des madeleines pour apprécier le vin et comme par magie, elles arrivent sur table pour former un bel accord avec le Château Gilette Sauternes 1943. Taillevent, c’est la classe. Ce vin a des accents de caramel, mais en trace, car il n’est pas dominant. Le vin est très riche et sa trace est profonde, avec un final immense. C’est le jour et la nuit entre le Barsac et le sauternes. Le Mayne est gracile, fluide, joyeux sur des saveurs de fruits frais. Le Gilette est lourd, imprégnant, pénétrant, d’une intensité rare. Cette conjonction des deux 1943 est passionnante.
Depuis quelques minutes une bouteille d’alcool brun trône sur une desserte et l’on nous cache l’étiquette. C’est Jean-Marie Ancher qui a pris dans la cave du restaurant un Grand Bas Armagnac domaine de Jouanda 1943. Très frais, aérien, sans la moindre pesanteur, il est d’une grande personnalité. L’accord avec les petits chocolats des mignardises est un délicieux péché. La suite de la bouteille m’attendra pour de nouvelles merveilles.
Nous n’avons pas classé les vins. Mon classement n’a pas été discuté : 1 – Château Vannières Bandol 1983, 2 – Château Gilette Sauternes 1943, 3 – Château du Mayne Haut-Barsac 1943, 4 – Clos Joliette Jurançon sec 1970. Le quatrième pourrait être ex-æquo avec le troisième.
Je ne sais pas pourquoi, mais ce soir les portions étaient XXL. Il faut imaginer les cinq cocottes lutées transparentes comportant chacune un homard entier. La tourte au lapereau était gargantuesque. J’ai imaginé un complot pour me faire périr ! Nous sommes allés deux fois nous dégourdir sur le trottoir, pour faire de salutaires pauses. La cuisine d’Alain Solivérès est marquée par une sérénité de plus en plus grande. La qualité de ses sauces est une merveille. Mon plat préféré est le risotto d’épeautre avec les cuisses de grenouille. Le homard est exceptionnel et de dessert d’un talent fou. C’est un sommet de la cuisine bourgeoise et je pense qu’il serait temps que le guide rouge accroche une troisième étoile à cette cuisine qui la mérite.
Le service est toujours d’une parfaite justesse. Il est suffisamment décontracté pour conserver un caractère amical. Au moment du dessert un grand plateau fut tenu devant moi, avec le dessert et une bougie. Mes filles et mes amis ont entonné « joyeux anniversaire » et j’ai soufflé à la fin de leur chant. Si ma femme avait été là, elle aurait fait cesser ce brouhaha, car elle aime la discrétion.
Ce repas amical et affectueux m’a fait mieux accepter l’impitoyable arithmétique de l’âge.