Un ami comédien à la sensibilité que j’adore organise un dîner. Le contenu est assez vague, car il se tiendra chez une de ses amies que je ne connais pas, les convives que je ne connais pas devront apporter les vins et je ne sais donc pas quel sera le niveau de leurs contributions. La cuisine sera faite par Michel Orth, restaurateur à Brumath, et son menu n’est pas une mince affaire. Jugez plutôt : rosace de saumon mariné aux herbes, bortsch de betteraves et raifort / tartine au pain six céréales, saveurs de sous-bois, foie de canard cru au sel romain et jambon de chevreuil / grosses crevettes au garum et cicerona (recette romaine) / filet de loup de mer poché au lait anisé, marinière d’huîtres et échalotes / ris de veau Saint-germain, béarnaise de foie gras / jeune cerf rôti aux coings et gnocchi / foie gras d’oie et canard sur toast « Hutzelbro » / dessert surprise de Pierre Hermé.
Nous arrivons à l’heure dite et nous apprenons que Michel Orth est dans un TGV venant de Strasbourg qui aura deux heures et demie de retard. Si nous n’avons rien à manger, nous aurons à boire, car il y a dans ce groupe une particulière générosité. Michel arrive après 22 heures, ce qui nous entraînera au-delà de 2h30 du matin pour égrainer son intense repas. Voici ce que nous bûmes.
Un Champagne Duval Prétrot brut à Fleury la Rivière de bienvenue, simple et de bon aloi est suivi d’un Champagne Grande Année Bollinger en magnum 1997 qui fait se lécher les babines. C’est profond, goûteux, fruité et d’une longueur rare. Le Corton Charlemagne Bonneau du Martray 1996 ne connaîtra pas la cuisine de Michel Orth, car il est tellement bon que la bouteille est asséchée avant qu’on ne s’en aperçoive. Ce fut joué ainsi : « on lui en laisse un peu ? », suivi de « trop tard ». Le Château Bouscaut Graves blanc en magnum 1970 que j’avais apporté m’a particulièrement plu (normal, c’est le mien) par sa fraîcheur, une acidité très agréable et une belle rondeur, une longueur à signaler et une maturité respectable. Le Saumur Château Yvonne 1997 est un vin simple qui se boit bien. Le Condrieu Mathilde et Yves Gangloff 2004 n’est pas aussi typé que je l’imaginais, mais c’est un vin à la palette gustative très large, vin de sourire. Le Corton Charlemagne Bouchard Père & Fils 1999 a encore un peu de temps devant lui avant de s’ouvrir vraiment, mais il se signale par une définition d’une rare pureté.
Ce n’est qu’au-delà de minuit que l’on attaque les rouges avec un Pommard Catherine et Claude Maréchal 2003 très élégant et délicat, charmeur dont nous aurons deux bouteilles, comme du Château de Beaucastel Chateauneuf-du-Pape 1998, impérial, sûr de lui et dominateur, d’un travail parfait. Ce qui est amusant, car c’est tellement naturel, c’est que l’apporteur généreux des Corton Charlemagne et des Beaucastel défendait bec et ongles son Chateauneuf quand je jubilais de la perfection éblouissante de la Côte Rôtie La Turque Guigal 1998 que j’avais apportée, trompette de Jéricho gustative, qui enrobait le cerf de son charme incontournable. Les deux vins du Rhône ont chacun leur personnalité et sont grands. N’est-ce pas cela qui compte ?
Le Riesling Rittensberg Bernhard Reibel 2003 est beaucoup trop sec avec le foie gras et c’est le Riesling Vendanges Tardives Zinnkoepfle René Muré 2004 qui est strictement adapté, subtil et délicat. Le Maurydoré Caves Estève, Paule de Volontat 1932 est d’une puissance à faire trembler les murs. Il faut cela pour soutenir le choc des macarons de Pierre Hermé qui sont la combinaison irréelle d’une puissance évocatrice provocante avec une légèreté diabolique. Une merveille, servie par un vin envoûtant. Il fallait cela pour conclure cette longue, longue soirée amicale.
Michel Orth est un perfectionniste de la cuisine qui cherche à faire revivre des recettes très anciennes, allant même jusqu’au temps des romains. Cette recherche conduit à des saveurs très intéressantes, mais la complexité des plats n’est pas l’amie naturelle des vins. Sa générosité, son talent compensent le chemin parallèle euclidien que suivent mets et vins, sauf sur quelques fulgurances, comme le cerf et la Turque, le Riesling vendanges tardives avec le délicieux toast au foie gras, et le Maury sur les variations gustatives géniales de Pierre Hermé. Il y a toujours quelque chose à prendre dans ces happenings. Ce soir ce furent quelques vins splendides, la gentillesse d’un chef passionné et des convives généreux.