Tomo est l’ami avec lequel j’aime ouvrir des raretés de ma cave, car il a l’amour du vin mais aussi parce que sa cave comporte, elle aussi, des joyaux, le plus souvent différents des miens. Lorsque le réalisateur du film « les quatre saisons à la Romanée Conti » m’a demandé de me filmer buvant une Romanée Conti, nous nous sommes retrouvés tous les deux Tomo et moi buvant une Romanée Conti 1986 et une Romanée Conti 1996, la 1996 apportée par Tomo et la 1986 apportée par moi. Le réalisateur souhaitait filmer un japonais en plus de moi – ça tombait bien – et nous avions en tête de finir les bouteilles filmées au restaurant Le Grand Véfour, ce que nous avons fait en restant déjeuner là où nous avons été filmés. Entre nous deux la notion de partage est forte, ce qui n’empêche pas que nous essayions le plus possible d’équilibrer nos apports pour qu’aucun de nous ne se sente ni redevable ni lésé, du moins sur le papier, puisqu’on ne sait jamais comment chaque vin se comportera. La solution la plus simple, trouvée par ailleurs, est d’acheter à deux une bouteille mythique. C’est ce que nous avons fait avec le vin légendaire Les Gaudichots Domaine de la Romanée Conti 1929 que nous avons partagé avec Aubert de Villaine, co-gérant de la Romanée Conti. Pour le dîner de ce soir, après avoir multiplié les propositions, nous avons trouvé un accord.
A 17h15 j’arrive au restaurant Taillevent pour ouvrir mes vins. La bouteille de Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1942 a un beau niveau ce qui est relativement rare pour les vins anciens du domaine, qui ont une fâcheuse tendance à s’évaporer vite. Le verre de la bouteille est bleu comme ce fut le cas pour les bouteilles de la guerre. Lorsque j’enlève la capsule, le haut du bouchon est noir et je sens de la terre, comme souvent. Le bouchon vient entier ce qui m’a demandé beaucoup de travail. Il est noir et presque brûlé sur le haut alors que le bas du bouchon est très sain. Le parfum du vin m’étonne car il exhale un fruit rouge profond comme ceux que j’avais sentis avec de très vieux Clos de Tart dans les caves de ce domaine. Le nez est délicat, subtil et prometteur.
Dans ma cave, la seconde bouteille m’avait fait de l’œil et je lui avais fait confiance malgré un niveau entre basse et mi- épaule. Dans le décor du restaurant sombre car les lumières ne sont pas toutes allumées, la bouteille me sourit moins. Je décapsule La Fleur-Pétrus Pomerol 1945 et je vois que le bouchon est légèrement descendu dans le goulot, de 6 millimètres peut-être. Si je veux piquer le tirebouchon, je pense que le bouchon va glisser vers le bas, car le haut du bouchon est comme vitrifié ce qui rend le pointage de la mèche extrêmement difficile. Commence alors une chirurgie délicate car je ne peux quasiment rien retirer sans déchirer le bouchon en mille morceaux. La raison en est que le haut du goulot est plus étroit que le goulot. J’émiette tout et je suis même obligé d’aller à la pêche aux quelques morceaux qui sont tombés dans le liquide. Je sens le vin est c’est assez repoussant. Il y a une odeur assez acide et de serpillière qui en rebuterait plus d’un. Etant habitué à ces odeurs, j’espère que tout se passera bien. Ma seule crainte est que le goût ne soit un peu torréfié car les autres mauvaises odeurs ont toutes les chances de disparaître. J’ai apporté avec moi un vin de secours de Bourgogne d’une année qu’aime Tomo, plus une demi-bouteille d’un jeune Yquem et enfin une surprise que je veux faire à Tomo.
Je n’ouvre plus rien et je laisse les trois autres vins en place car j’ai une réunion de travail prévue avec le chef Teshi du restaurant Pages pour un dîner que je ferai avec lui la semaine prochaine. Tomo m’avait dit qu’il me retrouverait au restaurant Pages et je suis étonné car il est déjà là, et plus exactement à la brasserie qui jouxte le restaurant Pages. Il m’informe qu’il a apporté quelque chose à boire. C’est un Champagne Dom Pérignon Réserve de l’Abbaye Vintage 1993. Apparemment cette cuvée est réservée au marché japonais. Je n’en avais jamais entendu parler. Dans la brasserie le 116 Pages une table se forme avec Teshi le chef, son épouse, son adjoint en cuisine, Tomo et moi et nous bâtissons le menu du futur dîner tout en trinquant sur le champagne apporté par Tomo.
Ce qui me frappe, c’est que ce champagne ne fait pas assemblé. Il manque de cohérence. Il a des aspects lactés. Il ne manque pas de mystère, il est buvable et l’on peut imaginer que dans une quinzaine d’années il sera assemblé. Mais pour l’instant, ce n’est pas ça. La bouteille s’assèche quand même dans la joie et les fèves Edamamé appellent une bière japonaise idéalement faite pour les fèves. Nous saluons tout le monde et nous repartons à pied vers le restaurant Taillevent.
Le Champagne Krug Cuvée d’Ambonnay Blanc de Noirs 1998 est l’apport de Tomo. C’est une très agréable surprise car ce champagne qui a maintenant 20 ans jouit d’une belle maturité. Cohérent, noble, il va accompagner certains plats avec bonheur. Je l’aime beaucoup alors que jusqu’à présent je n’avais jamais été enthousiasmé par ce champagne plus cher que d’autres cuvées de Krug qui sont plus complexes.
Sur l’entrée appelée Carabineros, ce qui évoque aussi bien les carabiniers que les Caraïbes, Tomo a une envie de vin blanc. Il demande la carte des vins et il va nous offrir un vin mythique, un Corton-Charlemagne Jean François Coche-Dury 2002. Alors que nous avons discouru pour équilibrer nos apports voilà que Tomo fait un cadeau princier. Quelle preuve d’amitié !
Thibaut, le sommelier qui nous accompagne ouvre le vin, fait la grimace et nous fait sentir le bouchon qui sent fort le bouchon. Il envisage de changer de bouteille. Je suggère qu’on teste une autre année de ce vin mais Tomo commande la même année et ce d’autant plus que c’est la dernière bouteille de ce millésime. Nous goûtons le vin écarté. Le bouchon n’est pas tellement sensible en bouche et c’est surtout la platitude du vin qui apparaît et son absence de longueur.
La deuxième bouteille est nettement meilleure, le vin est pur et cristallin, mais on est quand même encore loin de ce que doit être un Corton-Charlemagne de Coche-Dury, une bombe olfactive et aromatique. Le plat de crevette avec des légumes verts est absolument délicieux et nous nous faisons avec Tomo la remarque qu’il est impensable que le Taillevent n’ait pas trois étoiles.
Le plat suivant est un homard froid avec une lourde bisque froide servie dans une tasse. Les petites tomates qui accompagnent le homard sont des ennemies du vin et le plat fait moins construit que le plat précédent. Le vin blanc accompagne fort bien la chair du homard mais la bisque appelle le bordeaux.
Le La Fleur-Pétrus Pomerol 1945 mis en bouteille par T. de Vial & Fils est servi maintenant. Le nez n’est pas totalement précis mais il est riche et glorieux. La bouche est sublime, sans le moindre défaut. L’oxygénation lente qui a agi pendant plus de quatre heures a fait des miracles. Avec la bisque l’accord est sublime et c’est quand même très paradoxal que ce vin de 1945 soit plus puissant et plus envahissant qu’un Corton-Charlemagne de Coche-Dury. Il me ravit et je pousse un ouf de satisfaction car l’intuition que j’ai eue pour ce vin s’est révélée justifiée.
Je verse un verre du bordeaux à Thibaut qui sera bu aussi par Anastasia, sommelier en chef. Les deux seront subjugués par la jeunesse de ce vin qui est un pomerol dans l’âme avec sa lourde empreinte de truffe et de charbon.
Sur l’épeautre qui est un plat emblématique d’Alain Solivérès, le vin blanc et le bordeaux s’adaptent parfaitement et c’est ainsi que l’on peut mesurer à quel point le vin rouge velouté est riche et complexe et conquérant.
Le veau qui avait été suggéré par le maître d’hôtel et par Anastasia permet au Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1942 d’entrer en scène. Le nez est tellement fruité que je suis un peu perdu, alors que Tomo me dit : « ça c’est vraiment Romanée Conti ». Ayant bu ce vin déjà trois fois il n’y a aucune raison que j’aie le moindre doute, mais un tel fruit fait un peu anachronique. Est-ce que Tomo sent ma réserve, je ne sais, mais il me montre le bouchon qui indique clairement le millésime, et vu son état il est impensable qu’il y ait eu un rebouchage. En fait, c’est en goûtant les délicieux artichauts confits que j’ai senti l’apparition du sel qui est un marqueur incontournable des vins du domaine de la Romanée Conti. Tout s’est assemblé et ma joie est devenue totale. C’est un vin brillant et là aussi les deux sommeliers à qui j’ai donné un verre ont été étonnés de la vivacité de ce bourgogne.
A ce stade, je préfère le bordeaux au bourgogne, alors que Tomo préfère l’inverse, mais progressivement mon amour pour le Richebourg ne va faire que croître.
Il reste tellement de vin qu’un fromage s’impose et je me contente de saint-nectaire qui peut s’accoupler aux quatre vins, le champagne, le blanc et les deux rouges. Il est tellement accueillant et doux.
Il reste du champagne pour un dessert. Tomo m’avait dit qu’il souhaitait manger peu et je le vois commander des crêpes Suzette. Il me propose d’en prendre deux sur les quatre prévues mais je resterai ferme sur une seule. Cette crêpe devrait être inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco car elle est parfaite, tout étant dosé de façon miraculeuse. Il est temps que je sorte mon cadeau pour Tomo, car la trace d’orange dans la sauce de la crêpe l’appelle. C’est le fond du fond de la bouteille de Malaga 1872 que j’ai fait goûter lors de plusieurs repas dont celui avec les filles de l’ami qui m’avait vendu ces bouteilles. Il ne reste que de la lie en fines plaques mais suffisamment de vin pour qu’on se pénètre de la beauté éternelle de ce vin de 146 ans. Tomo est aux anges car même si la lie se colle à notre palais il y a une richesse aromatique inégalable.
Que dire de ce repas ? Tout d’abord le Taillevent est un restaurant où l’accueil et le service sont inégalables. Ensuite la cuisine traditionnelle mériterait trois étoiles car elle est solide et subtile. Le choix des vins avec des risques de mon côté et des solidités du côté des choix de Tomo ont permis de structurer un repas de très haut niveau. Et la générosité de Tomo qui a offert le Corton-Charlemagne me touche beaucoup.
Nous ne rêvons que d’une chose, c’est d’élargir ce cercle de générosité à des collectionneurs qui n’hésiteraient pas à ouvrir leurs merveilles. Il y a tant de bouteilles qui n’attendent que cela.