Je cours rejoindre Patrick Pignol pour évoquer le menu de ce soir, pour le 84ème dîner de wine-dinners. Ayant les vins en tête, il va composer son menu en fonction de ses approvisionnements du matin à Rungis. Nous en discutons quelques minutes et nous voilà lancés. L’intitulé des plats ne sera connu qu’à table, mais j’ai une totale confiance en ce chef de talent dont le recul d’une case dans le Monopoly des étoiles Michelin me semble inapproprié. Comme je l’ai indiqué sur mon blog, il y a des chefs qui sont mes favoris, dont Patrick fait partie. Je ne peux en aucun cas prétendre que mon goût serait universel quand celui du guide ne le serait pas. C’est exactement comme pour l’appréciation des vins. Il y a trop de gens qui se prétendent guide à la place des guides pour que je tombe dans ce travers et cette vanité de vouloir être le juge du travail des juges. Patrick Pignol fait partie des chefs que j’aime. Cela me suffit.
L’ouverture des bouteilles se passe très facilement, même si le premier vin que j’ouvre, Laroze 1947, est particulièrement coriace. Je sors le bouchon en mille morceaux, car il est collé aux parois. Avec Nicolas, élégant sommelier au sourire communicatif, nous constatons qu’aucune odeur n’est désagréable. C’est assez sympathique de sentir qu’aucun problème ne devrait surgir.
Les convives sont très ponctuels (enfin, presque tous…), mais on me fait une surprise de taille. Deux couples d’italiens de Milan s’étaient inscrits, et l’un deux avait annulé très peu de jours avant le dîner, ce qui est toujours un problème. Qui vois-je arriver ? Non pas deux, mais quatre italiens. Je fais recomposer la table et l’on ne vantera jamais assez l’efficacité de l’équipe de Patrick Pignol, aux initiatives toujours justifiées. J’ouvre le vin que j’avais en réserve, le Grands Echézeaux du Domaine de la Romanée Conti 1980. On comprendra plus loin qu’il faut dire un grand merci à Alberto et Sabrina dont l’arrivée inattendue nous a permis de boire cette merveille.
Nous aurons connaissance du menu créé par Patrick Pignol juste après le début du repas : Oursin et chou-fleur au parfum de marjolaine / Huîtres en habit vert pochées dans leur jus, compotée d’échalotes au vieux vinaigre / Langoustine croustillante, « Bormano » extra vierge / Foie gras de canard poêlé au suc de cuisson, truffes noires de Carpentras / Poitrine de pigeon rôti à la sarriette / Beaufort d’Alpage et Saint-nectaire / Triptyque autour de la mangue / Madeleines au miel de bruyère. Fondé sur des produits de qualité irréprochable, ce menu simple et clair est exactement ce qui convient aux vins. J’aurais évidemment enlevé la compotée d’échalotes qui rebute les vins anciens, mais tout ceci est du détail. Patrick, attentif et en quête de nos remarques, a réalisé un grand repas.
Nous sommes douze, dont trois sont des fidèles parmi les fidèles, fous de générosité comme on le verra, un journaliste américain connaît les dîners puisqu’il a écrit sur eux, et les sept nouveaux dont les quatre italiens qui s’expriment en anglais ne vont ménager ni les rires ni les surprises qui émailleront ce repas.
Le champagne Dom Ruinart rosé 1986 est un des plus solides rosés que je connaisse, toujours exact au rendez-vous. Le chou-fleur sert adroitement de passeport entre l’oursin très viril et le champagne qui aimerait plus se faire caresser que fouetter. Mais cette confrontation d’un rosé à l’oursin est particulièrement bienvenue. Ce rosé goûteux et expressif est un bon compagnon de gastronomie. La marjolaine est une petite touche de génie.
Décidément, des surprises, j’en vois à mes dîners. Car lorsque Nicolas me sert le champagne Krug Grande Cuvée que je situe vers 1990, Nicolas pensant qu’il est peut-être encore plus ancien, c’est un rosé qui coule dans mon verre. Et en bouche, pas d’ambiguïté sur son caractère rosé. Cela fait donc deux dîners depuis le début d’année où l’on découvre des blancs qui se transforment en rosés. Il faudrait que je songe, en théurge purificateur, à servir du plomb à mes convives, avec l’espoir qu’une alchimie les transforme en or, leur ouvrant le chemin du Graal. L’huître dans sa robe de verdure est délicieuse, mais j’ai vu en déshabillant l’une d’elles que le Krug réagit mieux lorsqu’elle est nue, sa salinité iodée l’excitant plus encore. Ce rosé est une belle surprise.
C’est un joli pari d’associer au château Laroze Saint-émilion 1947 deux langoustines, l’une dans sa coquille et l’autre dans un croustillant. L’idée me plaisait et le résultat est probant. Ce vin impressionne immédiatement toute la table par sa jeunesse et sa sérénité. Il est délicatement velouté, soyeux comme du tussah. Franc, goûteux, romantique, ce vin est délicieux. Il réagit bien à la langoustine, surtout la croustillante.
Le Château L’Angélus Saint-émilion 1961 est un des grands symboles de l’univers des grands bordeaux. Comme beaucoup de convives connaisseurs de notre table, j’en attends beaucoup. Et le contraste immense qu’il forme avec le Château Haut-Brion rouge 1950 est un bonheur pour les deux vins. Angélus, c’est l’élégance, la finesse, la délicatesse, avec l’accomplissement d’une année de stature imposante. Lors de la verticale d’Angélus où nous avions pu goûter 21 millésimes, j’aurais bien aimé que 1961 y fût, car il m’eût plu de le voir confirmer auprès de ses frères son insolente supériorité. C’est un très grand vin. Connaissant le mimétisme à la truffe du 1950, j’avais demandé au généreux Patrick Pignol d’ajouter le glorieux tubercule au plat, ce qui embauma la pièce à nous enivrer. Comme naguère pour Pétrus 1934, je savais que ce Haut-Brion 1950 « est » truffe. C’est impressionnant. L’année 1950 est relativement peu connue. Elle sied particulièrement à Haut-Brion. Le foie gras met en valeur les deux vins très opposés se complétant pour notre plaisir.
Le Santenay Léon Violland 1949 avait le plus beau nez à l’ouverture. Dès qu’il arrive, son nez me transporte d’aise. C’est outrageusement sensuel. Et en bouche, quel plaisir simple, gentiment construit. L’Echézeaux Joseph Drouhin 1947 est un des vins que j’adore, car il vient d’une cave, que je ne connais pas, mais dont j’ai acheté il y a plus de dix ans une vaste cargaison qui comptait les Nuits Cailles 1915 qui ne m’ont jamais trahi, ce qui en confirme la sécurité. Vin puissant, bien charpenté, solide et complexe mais goûteux dans un sens joyeux, ce vin ne fait pas d’ombre au Santenay alors que le jeu serait normalement assez inégal. Les deux vins, le plus jeune à la trame un peu plus imprécise mais fou de charme, le second plus campé sur son palanquin, conquirent toute la tablée.
Apparaît maintenant le Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1980 rajouté à l’arrivée des convives. On me sert en premier. Je manque de me pâmer. Le lecteur attentif sait que j’ai un ‘certain’ penchant pour les vins du Domaine de la Romanée Conti. Le nez salin de ce vin m’enchante. Je commence par me contenter de ce parfum énigmatique. Et lorsque enfin je le bois, toute l’énigme de la Romanée Conti fait vibrer mon palais. Ce vin est sauvage, vibrant, peu séducteur comme il doit être. Sa salinité me plait. Et je me sens bien, serein comme ce cow-boy que l’on voit chevaucher les plaines arides de l’Arizona dans les images convenues des westerns. C’est un vin immense, dont le côté brut de forge, presque non fini, me ravit encore plus.
Il faudrait un jour faire justice au vin d’Arbois Pupillin Gilles Lornet 1976 et à ses pairs. Car ces très grands vins, aux saveurs riches et complexes pourraient accompagner de nombreux plats. Je suis donc coupable de ne l’avoir associé qu’à des fromages, fussent-ils délicieux comme le beaufort. Puissant, expressif, cet Arbois a su jouer son rôle. Mais il nous donne envie d’explorer d’autres voies plus risquées, car il a le talent pour ça.
Le plateau de fromages était trop tentant pour un des fidèles parmi les fidèles. Il me dit : « que dirais-tu si j’allais chercher un Madère de 1910 ? ». D’aucuns diraient : « c’est trop gentil, ce n’est pas la peine ». Ma réponse fut : « oui ». Et voilà notre ami courant chez lui et revenant avec une très vieille bouteille noire au nom marqué au pochoir , comme le matricule d’un prisonnier : « BOAL 1910 ». La complexité aromatique de ce madère est extragalactique. Il y a des milliers d’évocations. Le bois précieux, la réglisse, la noix, le citron vert, le thé, le café, la cannelle, le poivre. Tout y est. En bouche la trace est lourde ce qui me fait craindre pour les vins qui vont suivre. L’envie de mon ami était née de la mimolette aux couleurs ostentatoires comme le cul d’un drill. Et l’accord se fait évidemment, mais je sens qu’un ris de veau, ou mieux, un canard à l’orange, seraient des compagnons de jeu beaucoup plus excitants pour ce grand madère.
Après s’être préparé la bouche de petites mignardises, le Domaine du Pin 1ères Côtes de Bordeaux 1937 apparaît sur la composition de mangue et subjugue plus d’un par sa belle prestance. Un vin si ordinaire, vieux de 70 ans, ça ne devrait pas bien vieillir. Eh bien si. Délicat, il joue sur une douceur de velours et la mangue lui va bien. Il a la courtoisie de servir de faire-valoir, et c’est ce que j’avais voulu, à un splendide Château d’Yquem 1938, serein, plein, épanoui, sûr de lui, à la profondeur de goût inimitable. Je ne m’attendais pas qu’il ait cette plénitude, car la décennie 30, à l’exception de 1937 est un peu légère. Cela fait une exception de plus.
Nous avons tous voté sur les vins de ce soir à l’exclusion du madère 1910, trop différent. Et le résultat me rend particulièrement fier, car les onze vins, je dis bien les onze, ont tous figuré sur au moins un bulletin de vote où l’on ne peut mettre que quatre noms. J’en suis fier, car cela montre que le choix de vins, où je mêle des icônes comme Yquem, Angélus ou Krug et des vins plus fantassins comme le Santenay, le Domaine du Pin ou le Laroze, permet à chaque vin de s’exprimer et de briller. Cela tient évidemment beaucoup à la méthode d’ouverture, car pour aucun vin nous n’avons dû constater, comme cela se raconte tant de fois, qu’une demi-heure plus tard, le vin serait plus épanoui. Il l’est totalement, dès la première gorgée, ce qui devrait être la norme.
Cinq vins ont eu des votes de premier, on sait que cela me remplit d’aise : le Grand Echézeaux a récolté cinq votes de premier, résultat remarquable, le Santenay, le Haut-Brion et l’Angélus ont eu chacun deux votes de premier et l’Echézeaux a eu un vote de premier. Le vote du consensus serait : 1 – Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1980, 2 – Château L’Angélus Saint-émilion 1961, 3 -Château Haut-Brion rouge 1950 et 4 – Santenay Léon Violland 1949.
Mon vote diffère : 1 – Echézeaux Joseph Drouhin 1947, 2 – Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1980, 3 – Château d’Yquem 1938, 4 – Château Haut-Brion rouge 1950. Un de mes amis belges du déjeuner chez Alain Senderens m’avait dit ne pas s’être inscrit à ce dîner car il ne voyait pas beaucoup de fleurons du monde du vin. « Selbst Schuld » comme on dit dans la langue de Goethe. Ceux qui sont venus ont fait moisson de souvenirs pour la vie.
Un autre convive ami tout aussi généreux proposa que l’on prenne un digestif, vocable particulièrement hypocrite. Je pris un Louis XIII de Rémy Martin, cognac d’exception, mon ami prit un Marc de Bourgogne du Domaine de la Romanée Conti 1979 absolument redoutable. Notre table ne voulait pas se quitter, cherchant à prolonger, aussi longtemps que c’était possible, la magie de cette inoubliable soirée.