Je m’étais endormi sourire aux lèvres en pensant au Chypre 1869 et au superbe Bollinger rosé 1996. Le lendemain, tout n’a pas été aussi rose. Problèmes d’informatique, nouvelles demandes de l’administration fiscale qui entraînent des pertes de temps insensées et au retour du bureau de ma société industrielle, un GPS qui suggère que le plus court chemin entre Bondy et mon domicile serait de passer par Vancouver et Vladivostok. Je caricature bien sûr mais j’ai maudit ce pur produit de l’intelligence artificielle qui a produit en moi une colère augmentée, comme la réalité du même nom.
Arrivé enfin au logis, j’ai le temps de réfléchir à ce que nous boirons ce soir. Dans une partie de la cave une ampoule morte laisse les étagères dans l’obscurité. A l’aide de la lampe torche de mon téléphone (le progrès n’est pas toujours inutile) je me promène et j’éclaire des bouteilles. Je lis Dom Pérignon 1969. Mon fils est de 1969 et la bouteille de Chypre ouverte est de 1869. Faire se rencontrer deux vins que cent ans séparent, ça a de l’allure. Toutes les contrariétés du jour sont oubliées. Place au plaisir.
Mon fils arrive aussi avec une bonne heure de retard et nous commençons à trinquer sur le Champagne Bollinger Grande Année Brut rosé 1996 dont il restait une demi-bouteille. Le champagne a gardé toute sa prestance. Le pétillant a un peu faibli mais la vivacité reste aussi noble qu’hier. C’est un des grands étendards du champagne rosé. Ce que nous avons à lui associer n’est pas idéal. Des tranches de saumon à peine fumé dans le filet conviennent bien, dans un accord couleur sur couleur que j’adore. Les terrines et pâtés sont moins adéquats (1).
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Féministes de tous bords, pardonnez-moi d’avoir accordé l’adjectif sur le masculin. Ce n’est pas ma faute, c’est mon correcteur orthographique.
Nous grignotons sans chercher d’accord et le beau rosé se suffit à lui-même. Il est temps d’ouvrir le Champagne Dom Pérignon 1969. La bouteille est très jolie d’une forme légèrement différente des bouteilles actuelles. L’étiquette, elle, est identique. La cape est fine et se brise en mille copeaux. Le bouchon vient entier car je procède extrêmement lentement. Il est très court. Il n’y a pas de pschitt mais le premier nez que je perçois en sentant le goulot juste après l’ouverture m’indique que le champagne est grand. La couleur est belle, d’un or rose peu ambré. Le nez est redoutable car il est d’une intensité extrême. En bouche, c’est fascinant de certitude. Le vin est pétillant bien sûr, large, profond, à la longueur inextinguible. Et on sait tout de suite que l’on est en face d’un des plus grands Dom Pérignon qui soit. Quelle empreinte en bouche. J’aimerais tellement que Richard Geoffroy soit avec nous pour profiter de ce vin irréel. On n’est pas au niveau de 1929 qui reste mon plus grand Dom Pérignon mais on est au niveau des plus belles années de la décennie 60 qui, pour mon goût est la plus grande de toutes avec 1966, 1964, 1969, 1962 et 1961 qui sont grandioses, de mémoire dans cet ordre-là. Quelle persistance aromatique. C’est fou. Il y a des fruits jaunes, des amertumes contrôlées, du vineux mais aussi du floral. Qu’importe, il est grandissime.
Alors il est tentant de mettre côte à côte le champagne 1969 et le Chypre 1869. Il a été ouvert il y a deux jours et il a atteint un équilibre inattaquable. Ce qui est fou c’est qu’au niveau de l’attaque, c’est acidité et poivre qui annoncent la fraîcheur. Puis, deux secondes plus tard, c’est la lourdeur d’un fruit caramélisé ou torréfié. Et enfin le finale est une ode joyeuse. Ce vin est immense et forme un couple possible avec le champagne qui gagne encore en vivacité au contact du liquoreux.
Alors l’idée que nous goûtons deux vins vifs et brillants que cent ans séparent nous paraît d’une irréalité totale. Et nous sommes heureux.
Le cercle blanc n’est qu’un effet d’éclairage. On voit bien que la forme de la bouteille n’est pas tout-à-fait la même que celles des bouteilles d’aujourd’hui :
deux vins séparés de cent ans et leurs couleurs