Juste après le 243ème dîner, la pandémie du coronavirus devenant le seul sujet dont on cause, je décidai de me confiner avant même l’annonce qui sera faite quatre jours plus tard. Ce repli sur soi ne fut interrompu, avant l’annonce, que par les élections municipales. Cette retraite s’annonçant certainement très longue, je me suis dit que ce serait l’occasion de faire régime, ce qui impose de bannir tout grignotage, et de faire abstraction de tout vin. Le Château La Tour Blanche 1928 est donc le dernier vin que j’ai bu avant mon abstinence.
Ma sagesse nouvelle est aussi encouragée par ce que colportent les médias, que l’on abandonnerait à leur sort les personnes de plus de 75 ans. L’idée que la France abandonne ses anciens me choque au plus haut point. Un pays qui ne respecte pas ses anciens n’est pas respectable. Ma diète devenait encore plus nécessaire, si je devais combattre seul cette terrible agression virale.
Seul avec ma femme dans une grande maison entourée d’un grand jardin, du moins grand pour la proche banlieue parisienne, nous avons profité du temps estival et nous n’avons pas à nous plaindre. J’en ai profité pour commencer à inventorier la cave de la maison dont je n’avais que des bribes d’inventaire. Au 26ème jour de mon jeûne, je prends en main une caisse en bois marquée Mouton Rothschild 1980. Je regarde et que vois-je, sept demi-bouteilles de vins très anciens et un souvenir me revient. Il y a environ 35 ans j’avais acheté et j’en étais fier, quatre demi-bouteilles de Château Palmer 1900. Je les avais probablement mis dans cette caisse, car à l’époque le mode de rangement sur les supports en fer qui serpentent ne convenait qu’aux bouteilles. Il y a sans doute trente ans, j’ai voulu en goûter une. Je prends dans la caisse une demi-bouteille et, oh horreur, le vin s’était évaporé. Il ne s’agissait pas d’une baisse de niveau mais d’une véritable évaporation. Tellement triste, je n’ai pas osé regarder les autres, car une perte était déjà une trop grande tristesse.
Depuis, je ne savais pas où elles étaient stockées. Les revoilà et hélas, à des niveaux divers, aucune n’a gardé plus de la moitié de son contenu. Affreux. Dans la caisse il y a des demi-bouteilles de Château Margaux 1929. Les niveaux ne sont pas brillants, comme s’il y avait eu contagion, et l’une d’elles a un niveau sous l’épaule, mais mérite qu’on l’essaie. J’ai donc décidé de briser mon jeûne au 26ème jour, pour goûter ce Margaux 1929.
Je remonte la bouteille et j’extirpe le bouchon en beaucoup de miettes car paradoxalement, alors qu’il y avait eu une perte de volume, le bouchon est très serré dans le goulot. Une forte odeur de bouchon exhale de la demi-bouteille. Y aurait-il un retour à la vie ? En sentant plusieurs fois de suite, cela me paraît compromis. Dans mon rangement, j’avais inventorié quatre demi-bouteilles de Château Mouton-Rothschild 1929. C’est l’occasion d’en goûter une. J’ouvre cette bouteille et le bouchon vient entier. Le parfum est prometteur, d’une grande subtilité.
Ma femme a préparé du poulet. Je verse le Château Margaux demi-bouteille 1929. Le nez est affreusement bouchonné. Mais à ma grande surprise, l’attaque du vin et sa première présence en bouche n’ont aucune trace de bouchon. Le vin est rond, velouté. Ce n’est qu’en fin de bouche qu’une amertume forte rappelle le bouchon. J’ai essayé plusieurs fois de le goûter et l’absence de trace de bouchon pendant la moitié de la dégustation est vraiment surprenante. Je n’ai pas poussé plus loin l’analyse car au total le plaisir n’est pas là.
Le Château Mouton-Rothschild demi-bouteille 1929 offre un parfum beaucoup plus plaisant, noble et subtil et généreux et joyeux. En bouche le vin est moins large que le Margaux mais il a tellement de qualités que la comparaison ne peut pas aller plus loin. Ce vin a du velours, du raffinement et une présence qui rappelle tout ce que l’année 1929 à Bordeaux offre de grandeur. On sent que l’on est sur un millésime mythique. Je jouis grandement de ce noble bordeaux qui a toutes les caractéristiques d’un grand 1929. Il avait montré dans les trois premières gorgées une petite acidité dans le finale, qui a disparu dans la suite de la dégustation. Un comté de plusieurs mois d’affinage m’a permis de finir ce vin délicieux.
Le fait de compenser une tristesse par un grand vin, ce Mouton 1929 compensant la vision de quatre Palmer 1900 morts, me fait penser à une autre compensation. Lorsque j’avais cassé en cave une bouteille de Château Margaux 1900, j’avais tenu à ouvrir une bouteille d’Ausone 1919 et cet Ausone s’est montré un vin totalement exceptionnel, la plus grande émotion d’un Ausone, même au-dessus d’années légendaires.
Je vais reprendre le jeûne et l’inventaire de ma cave que j’ai sans doute trop oubliée au profit de la plus grande cave, car elle est inventoriée.
La lie du Mouton