En Suède, invraisemblable dîners de vins anciens 1806, 1828, 1866, 1905 et autreslundi, 25 mai 2015

Robert (prononcez Roberte) est un amateur de vins suédois qui s’était inscrit à l’un de mes dîners. Il venait voir comment je procède car il organise lui aussi des dîners de vins anciens. Il vend du vin à des restaurants, possède un bar à vins à une petite heure au nord de Stockholm et il organise six ou sept dîners de vins anciens par an.

Robert m’invite à l’un de ses dîners et lorsque je vois qu’il y aura un Madère de 1806, l’hésitation n’est pas de mise. Robert a de moi une opinion qui est très probablement excessive car il organisé que l’on fasse un reportage sur ma venue en Suède. Il m’annonce qu’un chauffeur m’attendra à l’aéroport et que le trajet vers le lieu du dîner durera environ deux heures. Il ajoute : « prévoyez de quoi lire pour que le voyage ne soit pas trop ennuyeux ». A la sortie de l’aéroport mon œil est attiré par une grande jeune femme blonde, à la coiffure punk, tendance iroquois. Elle est intégralement vêtue de cuir noir, avec des chaussures noires dont les talons dépassent les vingt centimètres. Elle est fière de ses Louboutin. Elle tient en main une bouteille de La Tâche. Instantanément, je sais que c’est elle et elle sait que je suis celui qu’elle attend. Nous nous disons bonjour, filmés par un caméraman, sans qu’elle ne vérifie que je suis le voyageur attendu. La voiture des journalistes nous précède, Ida, puisqu’elle s’appelle Ida, me conduit à ma destination. Inutile de dire que je n’ai pas eu besoin de lire, car nous avons discuté. Elle est la petite amie de Robert, elle est tatoueuse professionnelle et aime le vin. Pour me montrer qu’elle aussi est tatouée, elle dézippe une de ses manches et je peux voir une bouteille de Krug Grande Cuvée. Que le lecteur se rassure, la démonstration s’arrêta là.

L’hôtel se situe à proximité de la ville qui loge la société Sandvik, un conglomérat suédois œuvrant notamment dans la métallurgie. L’hôtel regroupe de nombreuses maisons d’ouvriers, en bois et en dur réaménagées. Robert m’accueille, souriant et m’explique que s’il n’est pas venu me chercher, c’est qu’il n’a pas le permis. Après une courte mais bénéfique sieste, je me rends avec Robert, suivi par les journalistes, vers une maison dont le décor strict et anodin cache en fait ce qu’on pourrait considérer comme un petit château. Il y a dans chaque pièce d’immenses poêles en faïence de toute beauté. Ce qui m’a fasciné c’est que le plafond d’une des pièces, en bois de sapin, est peint avec les blasons d’une famille noble dont le bandeau écrit en français porte cette mention : « Les enfants d’illustre maison, doivent suivre les traces de leurs ayeuls » (sic). Inutile de dire que nombre de ministres de l’éducation, de droite comme de gauche, s’étrangleraient en lisant cela. Les salles sont belles et dans la grande salle à manger, Robert a assemblé un nombre déraisonnable de bouteilles. Il me cède gentiment la responsabilité d’ouvrir les bouteilles, filmé par les reporters.

Certains bouchons ont trahi des problèmes de cave ou des accidents de température, d’autres se sont montrés imbibés ou impeccables. Les défauts de bouchon se sont retrouvés dans les défauts du vin, mais globalement je ne vois aucun vin qui mériterait d’être écarté. Il y a même de divines surprises comme ce Clos Haut-Peyraguey 1918 au parfum exceptionnel et la star du dîner, un Madère de 1806. Tout se présente bien, mais comme un autre professionnel du vin allemand un peu fou grâce auquel j’ai bu un vin sublime de 1727, Robert a une générosité qui frise l’excès.

Nous sommes douze, dont onze suédois, tous mâles. Il y a de nombreux métiers représentés, et les âges sont très variés. Une caractéristique de tous, c’est d’être amoureux des vins anciens, comme Robert. Notre hôte fait un speech de bienvenue en suédois et me passe la parole pour quelques mots de présentation. Dans une salle dont les murs sont remplis de portraits de famille couvrant le 18ème et le 19ème siècle, nous buvons un Champagne Paul Bara de Bouzy Grand Cru 2000 qui évoque immédiatement le miel. Il est agréable à boire mais manque un peu de coffre et de complexité. Il est trop monolithique, surtout après les champagnes exceptionnels que j’ai bus avec mes enfants.

Nous passons à table et je suis assis à côté d’un écrivain du vin, spécialiste des vins de Madère. Le Champagne Bollinger Grande Année 1995 est trop ambré pour son âge. Il est légèrement déséquilibré, défaut qui apparaît d’autant plus qu’il y a à ses côtés un Champagne Veuve Clicquot la Grande Dame 1995, clair, superbe, brillant et joyeux. Le contraste amplifie encore plus ses qualités.

Vient maintenant l’objet de mon voyage, le Madère P.P. Goelet 1806. Mon voisin nous explique que ce madère a été mis en bouteille en 1810 pour être expédié aux Etats-Unis. Il a été rebouché à plusieurs reprises, les deux dernières étant de 1919 et du début des années 90. C’est un Colheita, c’est-à-dire que 100% est de 1806. Il a eu étonnamment peu de vieillissement en fût. Le nez de ce vin est tellement miraculeux que je m’enferme dans ma bulle, oubliant le monde extérieur, pour me repaître de ce parfum. Il est magique. Nommez n’importe quel fruit – s’il n’est pas rouge ou rose – et vous l’aurez immanquablement dans ce vin. C’est inouï, irréel, et je ne reconnais pas madère tant il est « hors de ce monde ». Je jouis de cet instant unique où il m’est donné de sentir un vin au parfum infini. Il est sec, vibrant, l’alcool est discret. C’est le panier de fruits oranges et bruns qui domine. Je suis presque tenté de ne pas boire tant le parfum est envoûtant. La bouche est moins géniale et le vin est assez éloigné du madère. Il est très sec, subtil, inclassable, de belle longueur, avec un léger poivre et de belles épices. J’ai gardé jusqu’en fin de repas le verre du 1806 et plus le temps passait, plus le parfum redevenait madère avec du gras qui n’existait pas au moment du service. Ce vin justifie à lui seul mon voyage. Un velouté de champignons avec un petit œœuf de caille s’est révélé idéal pour le vin.

Passer après le 1806 est une tâche difficile pour le Château Carbonnieux blanc 1961. Le bouchon était très imbibé et ce qui me gêne c’est une trace glycérinée insistante. On peut imaginer ce qu’il serait, mais le plaisir n’est pas au rendez-vous. On se contente de l’imagination de ce qu’il aurait pu être.

La série suivante est de deux vins. Le Château Haut-Brion 1937 n’a pas un nez d’une totale précision mais il est riche. En bouche pour une raison que je ne saurais expliquer je me dis que ce vin est vraiment Haut-Brion, avec des évocations de cigare, de mine de crayon, mais il n’y a pas que cela. Il est riche, mais pas totalement précis.

A côté de lui, le Château Lascombes 1934, moins puissant et moins riche est beaucoup plus plaisant car il est très pur et très vivant. C’est un vin très agréable. Les deux vins se boivent sur une caille délicieuse mais bien chiche, dont nous avons le suprême, le foie et le cœur, les abats avantageant le Haut-Brion.

Sur l’agneau, trois vins de 1961 sont servis. J’ai demandé à la fin que chacun donne son tiercé et la diversité des votes est invraisemblable. Le Château Palmer 1961 est objectivement incomplet. On sent son potentiel, mais manifestement dévié. Un bon tiers des participants va le noter premier ce qui montre la diversité des goûts.

Le Château L’Evangile à Pomerol 1961 est superbe, naturel, facile et je l’adore même si c’est le plus gracile des trois. Sa fluidité me pousse à le nommer premier et je serai le seul à avoir ce vote. Robert m’avouera le lendemain que, voyant que nous serions les deux seuls à voter pour l’Evangile, il a préféré changer son vote pour qu’il n’y ait pas le vote des supposés experts et les votes des autres. C’est délicat.

Le Château Cheval Blanc 1961 est fermé au début de la dégustation, mais il progresse à une vitesse telle que nous serons nombreux à changer notre vote quelques minutes plus tard, et effectivement c’est le plus grand des trois, riche, très truffé, un très grand vin qui n’était pas réveillé lorsque nous avons voté. L’agneau est délicieux mais aussi un peu chiche.

La générosité des plats s’améliore et cela tombe très bien car il y a maintenant un bœuf Wagyu délicieux mais relativement peu gras. Le Sine Qua Non Atlantis Syrah 2005 est une divine surprise. J’attendais un vin américain très international qui a la richesse des vins parkériens puisqu’il a 100 points et titre 15,3°, et voilà que je découvre un vin élégant, discret, charmeur, un vrai grand vin. De plus, il s’insère parfaitement à la suite de vins canoniques. On ne peut qu’applaudir une telle réussite.

Très curieusement, le nez du Clos Haut-Peyraguey 1918 est beaucoup moins conquérant qu’à l’ouverture, ce qui est rare. Il est délicieusement doré et son goût est parfait. Il y a des figues, des mangues, du caramel et des épices généreusement distribuées. C’est un grand sauternes d’une grande année.

Robert a ajouté au programme un Château Roumieu Sauternes 1941 un peu déstructuré, ce qui renforce la performance du 1918. Le 1941 s’améliore mais on sent plus l’alcool que les fruits.

Le Tokaji Aszú 6 Puttonyos 1866 est superbe de douceur, mais sait avoir de la force. Il évoque des figues, du café, du chocolat et du poivre. Il est un très joli témoignage des Tokaji de cette époque, déroutant mais dans un sens positif, charmant de douceur.

Alors que Robert m’avait dit de nombreuses fois de ne rien apporter, je n’ai pu résister au plaisir d’apporter une Malvoisie des Canaries 1828. L’année n’est pas indiquée mais comme j’ai un lot de vins des Canaries de 1828 avec strictement les mêmes bouteilles, je l’ai daté ainsi, ce qui est corroboré par le goût. Ce vin est une bombe. Le nez est intense, la bouche est du plomb fondu et chacun est surpris par le fait que sa persistance est infinie. Il ne veut pas s’éteindre en bouche. Il est fort en réglisse et poivre, d’un noble muscat, d’une concentration extrême. Ce vin fait partie de ceux que je révère. Ayant la lie qui tapisse mon verre, je peux goûter un nectar concentré comme un marc, un seigneur, avec du goudron, de la réglisse et du zan.

Robert, par un mauvais geste, avait cassé la bouteille de Livadia White Muscat Massandra Collection 1905. Il a pu sauver de quoi nous donner des fonds de verre. Le vin est subtil, doux, étrange, avec un goût de bonbon anglais particulièrement excitant. Il y a aussi du miel et de la réglisse. J’adore ce vin aux accents inconnus. C’est une vraie découverte.

Nous finissons avec un Porto Grahams Vintage 1970 au goût tellement attendu que le souvenir s’en est estompé aussi vite que nous l’avons bu. Il est bon, mais n’apporte rien à ce dîner.

Robert fait voter pour le meilleur. Je suis étonné que le Cheval Blanc 1961 recueille autant de votes, ce qui se comprend car il fut excellent sur sa seconde vie, mais le 1806 est tellement en dehors des sentiers battus qu’il aurait dû recueillir tous les suffrages. Mais l’expérience de mes dîners me montre que la variété des goûts des amateurs est incommensurable.

Mon vote serait : 1 –Madère 1806 pour son parfum inoubliable, 2 – Malvoisie 1828 pour son goût inextinguible, 3 – White Muscat 1905 pour son originalité, 4 – Tokaji 1866 pour son incroyable typicité, l’archétype du grand Tokaji, 5 – Sine Qua Non 2005 pour la surprise qu’il m’a procurée et 6 – Cheval Blanc 1961 car il est grand mais j’en ai bu de meilleurs de ce millésime.

Le chef qui a réalisé le menu a fait beaucoup d’efforts pour provoquer de beaux accords. Les portions furent petites au début et copieuses à la suite. Robert a organisé ce dîner avec pertinence et efficacité. L’atmosphère était celle de vrais amateurs de vins anciens. Ce fut un magnifique dîner avec des vins mémorables qui prouvent que le bon vin est éternel. A deux heures du matin, je n’ai pas eu besoin de compter des moutons.

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on a déjà vu de moins charmants chauffeurs

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ma chambre a un décoration qui évoque les maisons ouvrières d’un site dédié à la métallurgie

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l’extérieur de la maison où a lieu le dîner ne paie pas de mine

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mais à l’intérieur tout est beaucoup plus beau et il y a l’étrange légende du blason

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lorsque j’arrive dans la salle à manger, voici l’ampleur de la tâche qui m’attend, d’ouvrir tous les vins

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Champagne Paul Bara de Bouzy Grand Cru 2000

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Champagne Bollinger Grande Année 1995

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Champagne Veuve Clicquot la Grande Dame 1995

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Madère P.P. Goelet 1806

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Château Carbonnieux blanc 1961

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Château Haut-Brion 1937

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Château Lascombes 1934

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Château Palmer 1961

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Château L’Evangile Pomerol 1961

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Château Cheval Blanc 1961

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Sine Qua Non Atlantis Syrah 2005

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Clos Haut-Peyraguey 1918

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Château Roumieu Sauternes 1941

Tokaji Aszú 6 Puttonyos 1866

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Malvoisie des Canaries 1828

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Livadia White Muscat Massandra Collection 1905 (ce que Robert a pu récupérer a été mis dans une demi bouteille d’Yquem

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Porto Grahams Vintage 1970

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quelques photos de groupes et de bouchon où l’on voit la forme effilée du Tokaji et la bouteille trapue de la Malvoisie

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Nous prenons le champagne dans la pièce aux nombreux tableaux de famille. On peut reconnaître Charlotte Landelius, la journaliste, derrière les verres

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des couverts de repas royaux

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