La mémoire encore souriante des saveurs savoyennes, je me précipite au restaurant de Pierre Gagnaire où je retrouve pour déjeuner Hervé This, le pape de la gastronomie moléculaire. Hervé est un ami de Pierre et son complice dans certaines de ses créations. Qui, mieux que lui, pourrait me faire entrer plus profondément dans le monde créatif de Pierre Gagnaire qui a accepté de réaliser prochainement un dîner de wine-dinners ? J’ai eu la chance en effet que Pierre Gagnaire accueille favorablement l’idée, alors que son monde créatif n’est pas naturellement tourné vers les vins anciens.
Hervé et Pierre ont travaillé ensemble ce matin et lorsque j’arrive, Hervé me dit : « connais-tu l’œuf à 62° ? ». Il me décrit les écarts gustatifs entre l’œuf à 62° et l’œuf à 65°. Il avise un maître d’hôtel et lui dit : « pouvez-vous m’apporter un œuf à 65° ? ». Et Hervé prépare l’œuf et me fait constater les textures particulières du blanc comme du jaune, très différentes de ce que l’humain moyen côtoie. Nous rejoignons notre table pour commander le menu d’automne, dont l’intitulé est à peu près aussi long qu’un discours de Fidel Castro. Jugez plutôt : gelée de bœuf au pain brûlé, boudeuses nature aux oignons, pâte de betterave rouge légèrement fumée, beaufort frais fondu au chorizo / marinière de crevettes impériales au pamplemousse, dominos de poire, noisettes fraîches, aspic de tourteau parfumé de verveine / gras de seiche déclinés, raviole de tomate, poivron vert et rouge, ventrèche de thon et supions grillés à la diable / girolles, cornes d’abondance et datte fraîches au lait de coco, glace de rainette à la tagette / tranche de bar pochée au beurre fondu, feuille d’algue kombu et cresson, bouillon de poireau aux graines d’amarante / poissons de roche : rouget au citron raidi au chardonnay, peau croustillante, lichette de saint-pierre au paprika, soupe d’étrille liée d’avoine, piments noras au fenouil, bouillabaisse glacée, chair d’aubergine violette de Florence / pour mettre en scène le cèpe … volaille gauloise blanche et homard bleu cuisinés – ail doux et gingembre – / fromages cuisinés : chèvre du Gers, crème d’amande, bleu d’auvergne, cœur d’artichaut maco, sirop de porto, infusion gélifiée de cumin grillé, munster fermier, citeaux monastique, navet au vinaigre de riz / les desserts Pierre Gagnaire.
La chute de cet texte, « les desserts Pierre Gagnaire » est d’un minimalisme étonnant par rapport à l’infinie variété de ce que nous goûterons. Lorsque j’ai relu ce menu, je me suis rendu compte que tous ces intitulés se justifient, car chaque composante est une pierre d’un édifice cohérent. Hervé a commenté avec Pierre chacun de ces plats pendant la séance de travail qu’ils ont eue ce matin, aussi ai-je le cornac le plus compétent qui se puisse inventer. Ne connaissant pas le sommelier, je préfère suivre ses conseils pour pouvoir mieux comprendre son approche. Dans une proposition vaste et judicieuse, je choisis un vin que je n’ai pas l’habitude de boire, un vin blanc de pays des côtes catalanes domaine Gauby 2004. Le vin a un nez énergique qui montre une petite note de caramel. En bouche on sent un léger côté laiteux, mais aussi minéral, ardoise mouillée, salin.
Malgré l’ampleur du menu, nous recevons des petits amuse-bouche déjà complexes, comme une tuile au parmesan avec une petite saucisse, une tuile de roquette absolument délicieuse, et un wurz à l’ancienne, qui est une mousse de blanc d’œuf montée à la gentiane. A cela s’ajoutent des dés de comté et des grains de maïs. On entre de plain-pied dans un monde fou, fou, fou où les papilles se régalent. Nous avons aussi (nous n’avons toujours pas commencé le repas) une petite choucroute avec une purée de pomme de terre ludique à souhait, qui accompagne délicieusement le vin. Ça démarre bien. Hervé, croyant que je suis capable de comprendre, m’informe d’un élément essentiel : la crème mousseuse est faite au siphon.
Le premier plat est spectaculaire. La gelée de bœuf, la betterave et l’huître forment un goût hors du commun. Le vin se marie très bien à l’huître. Je commence à me sentir confiant, car la cohérence du plat en fait un compagnon certain d’un grand vin. Je pense à un champagne déjà mûr.
Les crevettes et pamplemousses ont des saveurs uniques, formant un kaléidoscope. Ça se croque bien. Ce plat irait très bien avec un vin et je pense à un Meursault. Hervé et moi faisons un contresens, car les gras de seiches déclinés selon plusieurs préparations ne sont que des appendices. Le principal du plat, c’est le thon qui est grillé et laqué. Nous étions troublés par la profusion gustative qui fait partir dans de trop nombreuses directions, mais en fait, comme nous l’explique Pierre, il faut considérer les dés de seiche comme des pauses ludique par rapport au plat. Je verrais bien un vin d’Arbois pour ce plat qu’il faut expliquer aux convives pour éviter que l’on ne s’égare.
Ayant une aversion au lait de coco que je considère comme un ennemi déclaré des vins, je ne vois aucun accord possible avec le plat de girolles. Le bar est délicieux, très doux. La graine d’amarante l’alourdit un peu et le cresson est un peu fort pour un vin ancien. En fait, il ne faut pas prendre le cresson seul mais l’incorporer dans une bouchée. Cette remarque vaut pour beaucoup d’autres plats, car il ne faut pas céder à la tentation de séparer les ingrédients mais au contraire les marier en bouche. Sur le bar, je verrais bien un bordeaux ancien.
Nous bavardons beaucoup et Hervé me dit qu’il considère Pierre comme étant dans une phase « velours », la cuisine de ce chef à l’imagination infinie se coulant dans le moule de sa propre vie, constatation que l’on a pu faire aussi pour Marc Veyrat. Je constate à ce stade que le vin blanc de Gauby se comporte bien avec les plats.
Le plat de poissons de roche est d’une subtilité extrême. Tout est composé, rien n’est dû au hasard, et je suis bien embarrassé pour définir le vin qui accompagnerait ce plat. Le fenouil me pousserait vers un vin rouge, mais les piments accepteraient un grand vin d’Alsace, même en vendanges tardives si le vin a de l’âge. Les recherches terre et mer mettent ensemble un homard et une volaille, liés entre eux par un jus qui reprend les deux. Un bourgogne ancien conviendrait à ce plat. Il faudrait faire attention au gingembre, car l’expérience montre qu’il raccourcit notre blanc. Les fromages cuisinés me semblent difficiles dans le contexte de mes repas, mais l’exercice est brillant, la gelée au cumin est superbe.
Les desserts ne peuvent pas se raconter tant il y en a. Un vieux banyuls irait très bien, à doser cependant pour éviter qu’il n’en écrase certains. Dans un dessert il y a une meringue à l’alcool de sorbier qui se prendrait sans vin mais qui est un délice.
La cuisine de Pierre Gagnaire est éblouissante, inventive et créatrice sans aucun désir de prouver. C’est l’expression d’un talent libre. Le foisonnement est sain. Avec les explications d’Hervé, ami de Pierre, c’est un privilège d’être ainsi entré dans son monde. J’ai pu constater qu’en grande partie, les plats s’adapteront aux vins anciens. Nous en ferons prochainement l’expérience. Il y aura des mises au point, car la carte de ce jour n’existera plus le jour du dîner. C’est un beau projet qui se dessine.