Un événement aura lieu à Yquem. Il se prépare très tôt. Un long bain en piscine est destiné à rafraîchir mon corps pour pouvoir revêtir un smoking plus adapté au Groenland qu’au Mali. Il fait en effet très chaud. Mais une bonne fée veille sur cette soirée car la température fut clémente, ce qui permit à chacun de profiter de cet instant unique dans les meilleures conditions. La grille toujours ouverte de l’accès au château d’Yquem est aujourd’hui fermée. A un carrefour quatre gendarmes nous orientent vers un parking aménagé dans les bois au sommet de la colline d’Yquem. Des voiturettes électriques en noria nous mènent à la porte d’entrée. Des hôtesses, toutes plus belles les unes que les autres, nous accueillent et nous indiquent le numéro de table pour le dîner.
Plus protocolairement, le Président des Grands Crus Classés, le Président de Moët Hennessy et le souriant Pierre Lurton donnent à chacun, par de larges accolades, l’impression qu’il est important. Un bouquet d’arbres nous offre une ombre fort utile, où des stands de dégustation sont installés pour que l’on puisse comparer certains des plus grands Sauternes et Barsac des années 1998 et 1999. De délicieux petits toasts préparés par un grand chef brillent avec ces liquides dorés. Une musique de chambre en plein air, d’un orchestre de plus de vingt musiciens nous fait aimer ces vins chaleureux. Je déguste le Climens 1999 avec la propriétaire de ce château qui voulait faire ma connaissance car elle avait appris que Climens 1923 avait été le déclic de mon amour des vins anciens. Nous nous sommes promis de nous revoir. Nous retrouvons de nombreux convives de la magnifique fête de Pichon Longueville Comtesse de Lalande, dont May Eliane de Lencquesaing et Gildas d’Ollone souriants de la réussite de leur fête d’hier. Mon épouse discute avec une charmante jeune chinoise, écrivain du vin, fort spirituelle. Je salue avec plaisir les plus grands sommeliers du monde, des journalistes qui comptent et des propriétaires de grands vins.
Une armée de vigiles cerne nos vagabondages. Le vrombissement d’un hélicoptère annonce une personnalité. Est-ce Bernard Arnault et son épouse ou bien Philippine de Rothschild qui arrivent par la voie des airs sous les claquements des flashes des innombrables photographes ? Ils répondent, comme certains personnages importants du vin, aux interviews. Je suis présenté à Bernard Arnaud qui me gratifie de propos de circonstance. Je ne regarde que son épouse tant sa beauté fascine. Sa fille promène son fiancé qu’elle épousera ici en septembre (on en saura plus dans Voici ou Gala). Albert Frère me reconnaît car nous avons un passé commun du temps où il était dans l’acier. Mais on ne parle ici que de vins.
Une photo va immortaliser les producteurs de vins présents. Corinne Mentzelopoulos me remercie de mes mots aimables du bulletin 143. Ce sont mes amis du restaurant Laurent qui m’ont « trahi » en lui faisant lire. Elle est venue avec sa fille d’une rare beauté. Le long des remparts du château les sujets de conversation et les motifs de rencontres ne manquent pas. Valérie Lailheugue gère tout son monde d’un talkie-walkie autoritaire. La musique s’arrête et l’on nous prie de rejoindre le lieu du dîner. Longeant le château, avec la vue sublime sur les vignes et la vallée, on descend vers une halle métallique immense de belle ferronnerie où tout va se passer.
Je ne peux m’empêcher de penser qu’en ce jour de l’année qui est le jour le plus long, j’ai regardé les mêmes vignes avec Alexandre de Lur Saluces avec cet éclairage magique où le soleil de 21 heures envoie des rayons rasants sur les vignes et les colore de façon inimitable. Les feuilles deviennent diaphanes, rosissent et dégagent une vibration unique. En marchant j’essaie de faire passer cette émotion à une convive que je ne connais pas. Elle a dû se demander qui est ce doux rêveur qui poétise devant ces vignes. J’ai pensé que cet éclairage unique, je ne le verrai plus avec le Comte. Mais j’en garderai la grâce. Pour lui, et pour l’histoire d’Yquem dont mon palais a lu de nombreux chapitres.
Nous sommes à la table de Charles Chevallier, l’homme qui fait Lafite, et son épouse. Nous retrouvons Emmanuel Cruse et son père, propriétaires d’Issan, le sémillant propriétaire des Caves Legrand, une ravissante journaliste de Munich et Emmanuel cache à mes yeux un américain dont je ne découvrirai qu’à la fin du repas un incroyable point commun : nous nous parlons virtuellement depuis longtemps sur un même forum de vins.
Bernard Arnault fait un discours fort volontaire où la langue de bois est absente. J’ai déjà entendu ses propos en d’autres lieux. Il ne mâche pas ses mots. J’aime ces propos toniques car notre pays en a besoin. M. Castéja, le président des crus classés, fait un discours plus adapté à la circonstance. Bernard Arnault a sobrement et délicatement mentionné Alexandre de Lur Saluces. Ce fut bien.
Le menu est élaboré par trois chefs, Michel Guérard, le chef de Potel & Chabot, et Michel Trama. Autant dire que la qualité est au rendez-vous. Ce fut tout simplement superbe. Le premier service des vins se fait avec Château d’Issan 1999 et Duhart-Milon 1996. Nous disons en riant que ceux qui les ont faits étant à notre table, les vins sont forcément excellents et en fait ils le sont. Le Issan est bien agréable alors que le Duhart Milon est strict comme un clergyman. Leurs aînés les suivent peu après, Issan 1989 et Duhart Milon 1989. L’épanouissement est spectaculaire et ces deux vins sont manifestement fort bons. Servis longtemps avant que le plat n’arrive et contingentés par un serveur qui refusait de faire ce que veut dire son nom, c’est-à-dire servir, ces deux vins agréables eurent un goût de trop peu sur une viande délicieuse. J’attendis pour la finir qu’on commence à servir la série de prestige.
Imaginez cinq verres en cercle devant vous (la photo vous y aide). Cinq vins rouges. Ce sont : Margaux 1983, une délicatesse, un charme redoutable. Mouton-Rothschild 1982, une structure d’une rare précision, un vin de grande définition. Lafite-Rothschild 1979 en magnum, servi un peu frais et d’une année plus austère, on reconnaît Lafite, mais un Lafite discret. Château Latour 1978, un prodige de distinction et de raffinement. Des journalistes avaient voulu créer une sensation en se demandant si le vin de Latour serait représenté car son propriétaire n’est pas véritablement l’ami du tycoon qui nous reçoit. C’eût été une faute de goût de ne pas l’inclure en ce jour. Je suis sûr que la question ne s’est même pas posée. Haut-Brion 1975 en magnum, un nez inimitable d’un raffinement unique. Mais en bouche une petite déception que ne connaîtront pas des tables voisines. En d’autres circonstances, j’aurais délivré un classement de ces cinq vins. Je l’ai d’ailleurs fait sur l’instant. Mais ne serait-il pas convenable de ne pas les classer ce jour là ? Avoir en face de soi cinq vins de génie, n’est-ce pas un cadeau qui ne se divise pas. Ils furent grands, tous ensemble. J’aurais évidemment préféré les avoir sur la viande plutôt que sur un fromage. Mais qu’importe !
L’orchestre berçait nos émerveillements et soudain le ton se fit impératif. Une armée de cinquante serveurs, chacun portant une bouteille de Yquem 1967 pourfendit les allées. Les flacons jetaient des ors plus beaux les uns que les autres. Un orange profond et des variations de l’un à l’autre. Quand l’armée fut en place, un feu d’artifices perça le ciel pour ponctuer cet événement impensable : servir lors d’un même dîner cinquante bouteilles d’Yquem 1967, le plus grand Yquem depuis 1950.
La différence incroyable qu’il y a entre Yquem et ses cousins du précédent service, c’est qu’on ne se pose aucune question. Pour le Lafite, pour le Haut-Brion on peut se demander : est-il en forme, est-il à maturité, se montre-t-il sous son bon jour ? Avec Yquem, pas de ces questions. Il est parfait, idéal en toutes circonstances. Et ce soir il est éblouissant. Alors que les fruits rouges sont proscrits, voilà que des fraises des bois légères, grâce à une gelée délicieuse et adaptée, s’offrent le luxe d’embellir Yquem. Quel tour de magie de Michel Trama ! La crème de l’étage du dessous plaisait aussi à l’Yquem qui bouda la mangue au coulis trop sucré.
Raffinement suprême, quand le crépitement du feu d’artifices cessa, à travers le nuage gris qui retombait, le château fut percé par l’éclairage de toutes les fenêtres, d’un ton orange strictement de la couleur du Yquem 1967. Si c’était voulu, c’est un magistral clin d’œil. Eblouis par les saveurs intenses de ce sublime repas on cherchait autour de soi avec qui partager ses impressions. Michael Broadbent était tout sourire, Philippine de Rothschild était aux anges. Une coupe de Dom Ruinart rosé 1990 allait préparer le retour vers nos voitures dans des allées où des torches remplaçaient les rosiers qui ponctuent les rangs de vignes.
De tout cet émerveillement, le collectionneur que je suis retiendra surtout les cinquante Yquem 1967. Mais, déguster ensemble cinq premiers grands crus classés, comme le suggère la photo à laquelle il ne manque que la palette des parfums, est aussi une grande rareté. La chaleur des rencontres de gens passionnants est la cerise sur le gâteau de cet événement inoubliable.
Un nouveau dîner de wine-dinners m’attendait. C’est le cœur rempli de toutes ces merveilles que je revins à Paris, heureux de cette chance d’avoir vécu le prestige du vin de Bordeaux magistralement honoré.