Un dîner que l’on peut qualifier d’historique va se tenir à Pichon Longueville. Je vais prendre position dans ma chambre de l’hôtel Cordeillan Bages pour revêtir mon smoking. Douche à surprise, comme à Saumur. Apprêté comme il convient, nœud papillon en place, je rejoins au château May Eliane de Lencquesaing qui fait visiter les chais à un groupe d’américains et asiatiques qui forment le club Bacchus. Il y a là l’élite internationale des collectionneurs de vins. Tous ces gens en smoking arborent un grand cordon bleu qui supporte une étoile dorée en forme de soleil. Je reconnais le grand collectionneur américain George Sape que j’avais rencontré à New York. Il a une expérience de la dégustation impressionnante. Et, plaisir immense pour moi, je retrouve Sir Michael Broadbent avec qui j’avais fait une dégustation folle que nous nous remémorons. Michael est « la » mémoire du vin. Personne ne pourrait se targuer d’avoir bu même le dixième de ce qu’il a bu. J’ai le plaisir de saluer Alexandre de Lur Saluces que je reverrai dans quelques jours, Antony Perrin, Franck Mähler Besse, Olivier Bernard, vignerons dont je révère les vins. Je bavarde avec Serena Suttclife, l’homologue de Michael Broadbent pour une autre grande maison d’enchères et bien sûr je complimente May Eliane de Lencquesaing dont nous fêtons les quatre-vingts printemps. Les femmes sont belles, Violaine de Lencquesaing est ravissante. Sur la terrasse d’où l’on contemple et surplombe les vins de Pauillac qui font rêver, un champagne Taittinger Brut Réserve ne faussera pas notre palais : il a la discrétion élégante des champagnes de soif. L’orangerie est apprêtée pour accueillir un dîner de 80 convives, au milieu d’imposantes pièces de verre sculptées ou colorées de la collection de May Eliane. Comme une enfant elle fait admirer à des amis sa dernière acquisition, car la plus belle pièce est toujours la plus récente. Nous passons à table et deux élégants artistes vont interpréter au piano et à la flûte une sonatine de Dvorak. Plus tard une nocturne et une sonate de bel entrain signeront le dessert. Discours de bienvenue, et célébration de May Eliane qui reçoit le « Lifetime Achievement Award 2005 » de la « Society of Bacchus America ». Un imposant bouclier de verre gravé d’or précisant sa nomination rejoindra la collection de May Eliane, ainsi qu’un double magnum artistiquement gravé. Je suis assis à la table d’un collectionneur d’Hawaï, d’un autre de Miami, d’un autre de Séoul et d’Olivier Bernard, l’homme qui fait Domaine de Chevalier, ce vin de qualité tant en rouge qu’en blanc. Les épouses sont radieuses. Nos discussions cosmopolites sont enjouées. Le Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1978 est absolument ravissant. Et, ce qui me fait particulièrement plaisir, c’est qu’on le boit sur un bar qui lui va à merveille. Le 1978 est joyeux, facile, il coule en bouche avec une belle expressivité. Ayant bu il y a moins d’une semaine un Pétrus 1978 magistral, je constate comme 1978 est enjoué en ce moment. Le Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1982 a beaucoup plus de mal. Il arrive coincé. Il manque d’espace. Il est comme la chauve souris qui a replié ses ailes. Bien sûr, le carré d’agneau, un peu trop épicé à mon goût, l’excite, car l’épice est toujours un faire-valoir. Mais on sent que ce vin à la structure splendide, riche d’immenses promesses, n’est pas au rendez-vous. C’est un vin puissant et solide qui va s’ébrouer un jour. Quand David Peppercorn, écrivain reconnu du vin fut prié de commenter les vins, il fut académique, caricaturalement britannique, signalant l’étroitesse du 1978 et l’opulente majesté du 1982.
Je ne fus pas du tout d’accord, car c’est un commentaire livresque et non pas de ce que l’on buvait. Il a plus en mémoire la climatologie de l’époque que les sensations de ses papilles expertes. May-Eliane offre à boire à cette docte et sympathique assemblée quatre jéroboams de Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1959. Quel cadeau ! Quel grand vin ! Parfaitement oxygéné il montre de la force, de l’élégance, de la maturité, des aspects poivrés et soyeux. Moins pétulant que le 1978 en pleine force de l’âge, il raconte l’histoire émouvante d’un grand vin Il n’a pas une immense longueur, mais ses évocations sont riches, variées, d’une belle gaieté. C’est sa profusion qui m’enchante. Le dessert accueille un Krug Grande Cuvée plutôt jeune et frais, parfaitement adapté à la Nocturne de Max d’Ollone, parent de Gildas, le directeur de Pichon, et à un Francis Poulenc imaginatif et délicat. Apparemment le Pichon 1959 donne du talent musical aussi bien à ceux qui interprètent (puisque les artistes partagèrent les vins et le repas) qu’à ceux qui écoutent. Les discussions se poursuivirent fort tard, les promesses de se revoir fusant de toute part. La Bacchus Society va investir d’autres châteaux pour de nouvelles fêtes. Une immortelle et historique soirée de pure distinction.