C’est par l’académie des vins anciens que j’ai rencontré Frédéric et Laurent. Frédéric travaillait alors en entreprise. Le démon du vin l’a saisi. Il vend du vin maintenant. Je reçois un mail de Frédéric m’indiquant qu’il organise un dîner de six personnes dont il espère que je serai. Voyant la liste des vins, je frémis. Toutes affaires cessantes il faut agencer mon emploi du temps car je ne peux pas ne pas y être. J’ajoute une bouteille au programme et nous nous donnons rendez-vous Frédéric et moi à 18 heures pour l’ouverture des vins.
Le restaurant Michel Rostang bruisse des préparatifs des tables du soir. L’aspirateur est entêtant. Frédéric me dit : « tu ouvres tous les vins, mais j’ouvre l’Hermitage La Chapelle ». Je dis oui. Michel Rostang, qui dîner avec son épouse près de l’endroit où j’officie, nous tend des verres d’un petit blanc du Jura très simple mais qui clarifie la bouche. Pour le cas où, Frédéric a apporté un Champagne Le Mesnil Pierre Moncuit sans année. L’étiquette ressemble à celles du champagne Salon des années 70 au fond blanc. Frédéric l’ouvre et pendant que je tire les bouchons, nous buvons un champagne délicieux, très probablement des années 70, à l’évolution merveilleuse et au goût si séduisant des champagnes anciens. Si le message est un peu monolithique, l’équilibre donne au vin un grand charme.
J’ouvre les bouteilles et de son côté Frédéric ouvre le Montrachet. Quand il voit comme j’ai du plaisir à opérer, il accepte de me laisser faire pour le mythe absolu : Hermitage La Chapelle 1961. Son odeur est d’un calme qui ne correspond pas à l’image qu’on en a. Va-t-il se réveiller ? Espérons. En revanche, si l’odeur du Cheval Blanc 1947 est un peu poussiéreuse, nous savons qu’il reviendra au niveau que nous attendons. Les deux parfums les plus extraordinaires sont ceux du Riesling 1971 et de l’Yquem 1959 que j’ai apporté. Sa couleur est magique.
Les amis sont ponctuels. Autour de la table il y a Frédéric, coorganisateur de l’événement, Laurent, Patrick, irlandais négociant en vins à Londres, Freddy, restaurateur et grand amateur de vins, Iqbal, coorganisateur de l’événement et moi.
Michel Rostang a composé ce menu : la soupe d’artichauts violets aux truffes noires / le foie gras de canard rôti, velours de panais et jeunes carottes glacées, jus acidulé / le gratin de homard en cassolette / le sanwich tiède à la truffe fraîche, pain de campagne grillé et beurre salé / la canette Miéral servie saignante, sauce au vin rouge liée de son sang au foie gras, le véritable gratin dauphinois / les petits chèvres et fromages affinés / la tarte Tatin / la tarte chocolat amer servie moelleuse, sauce faite d’une décoction de café et son sorbet chocolat, tuile au Grué / mignardises.
Avant la soupe qui est un amuse-bouche nous avons de petits canapés pour le Champagne Dom Pérignon 1985 et le Champagne Dom Pérignon 1962 servis ensemble. Les deux couleurs forment une œuvre d’art. Il y a l’or jaune et l’or ambré. Les deux champagnes sont éblouissants. Ils sont dans un état parfait et je préfère ce 1962 au champagne de la même année bu dans la cave de Dom Pérignon. Le 1985 est d’une jeunesse folle malgré ses 26 ans. Il piaffe, il est enthousiaste, mais avec une grande élégance. Le 1962 atteint la perfection des champagnes à maturité. Il a encore une bulle active et sa complexité est époustouflante. Je le trouve plus romantique que des années comme 1964 et 1966 qui sont aussi des chefs-d’œuvre. La bouchée de caille est une merveille avec le 1962. L’artichaut n’est pas le meilleur ami des champagnes qu’il rend plus étroits.
Dans le programme initial, le riesling était prévu avec le foie gras, mais j’ai suggéré de le mettre avec la Coulée de Serrant plus tard dans le repas, car j’ai peur qu’il écrase les deux vins blancs. C’est donc le Château Rayas Chateauneuf-du-Pape blanc 1978 qui accompagne le foie gras. La couleur ambrée annonçait un vin évolué et nous en acceptons l’augure. Le vin a des suggestions de vin jaune. Il évoque la noix ou l’amande verte ou, pour moi, le feu de cheminée. Nous l’écoutons parler, mais malgré une originalité certaine, il est un peu monotone et fatigué. Il est hautement intéressant, mais n’a pas la vitalité qu’il pourrait avoir. Le foie gras est trop puissant pour ce vin et c’est la carotte qui le fait vibrer, comme nous le fait remarquer judicieusement Freddy.
Le Montrachet domaine Jacques Prieur 1996, c’est le confort absolu. « The right man in the right place ». Tout ce qu’on pouvait attendre de lui est là, sans histoire, parfait. C’est un grand vin de plaisir, dans la belle acception du montrachet. Le homard est puissant et délicieux. Le vin et lui cohabitent sans réellement se multiplier.
Le Château Cheval Blanc 1947 est au rendez-vous. J’ai bu ce vin plusieurs fois, et on ne reconnaît pas le côté porto qui signe normalement ce vin. Nous n’avons aucun doute sur son authenticité, car il est trop bon, mais c’est un gentleman élégant, très saint-émilion, sans le caractère tout fou du 1947 si original et différent. C’est un grand vin, sans la touche magique du mythe. Le parfum de truffe du sandwich est d’une force extrême. Là aussi c’est un régal.
On nous sert en même temps deux rouges de deux régions différentes qui vont accompagner le canard au sang, que Frédéric voulait absolument associer au grand mythe. Le Bonnes-Mares Domaine G. Roumier et ses fils 1971 est une merveille de vin bourguignon. Tout en lui exsude la Bourgogne dans ce qu’elle a de meilleur. C’est un véritable bonheur que de boire cette Bourgogne ardente, travailleuse, où l’esprit n’est pas à séduire mais à convaincre. Un grand vin à l’amertume aimable et au plaisir sans mélange, où l’on peut voir derrière ses voiles un peu de sel et de rose fanée.
L’Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1961 va monopoliser nos amours. Il se produit sur moi un phénomène physique. Dix fois au moins je me suis caché la tête dans mes mains, pour couper tout contact avec le monde extérieur et jouir de ce qui est probablement le moment le plus intense de ma vie d’amateur de vin. Je suis quasiment physiquement transformé et Laurent qui me fait face m’en fera la remarque. En buvant ce vin, c’est toute la perfection la plus absolue et la plus inimaginable qui coule en moi. C’est l’extase indescriptible tant le vin est parfait. Je serais bien incapable de le décrire tant il est transcendant. Il me semble bien que dans mon Panthéon, qui compte des vins sublimes qui ont marqué l’histoire, ce vin pourrait prendre la première place. Ou c’est tout comme. Car tout en lui est une boule de feu d’émotion. J’en tremble presque en écrivant ces mots. Alors bien sûr le superbe canard au sang, magnifiquement exécuté, reste sur mon assiette. Car ce vin est un trésor divin dont je veux capter chaque lettre de chaque mot du message. Souvent, je dis qu’un grand vin, c’est un vin qui fait dire : « wow ». Eh bien là, ce n’est pas ça. C’est le silence du recueillement, celui si fort que j’ai ressenti quand j’avais quinze ans devant la Vierge Marie de la grotte Massabielle à Lourdes. J’ai mis un long moment à reprendre mes esprits, touché que j’étais par la grâce irréelle de ce vin qui justifie totalement sa renommée.
Brrr.. Il faut maintenant reprendre le cours du repas avec des fromages pour les deux vins qui suivent. La Coulée de Serrant Madame A. Joly 1964 est une merveille, une de plus. Très grand vin d’un équilibre rare et sans signe d’évolution, il fait comprendre qu’on devrait interdire de boire la Coulée de Serrant si elle n’a pas au moins trente ans. Le vin est idéalement équilibré.
Comme souvent avec les vins allemands, le Riesling Dom Scharzhofberger Beerenauslese 1971 est d’un charme surhumain. Lui aussi a un équilibre rare qui fait que toutes ses composantes de riesling devenu délicatement doux sont intégrées. Encore un bonheur de plus.
Ça va devenir fastidieux de dire que le Château d’Yquem 1959 est une merveille. Mais comment traduire sa perfection. Il est à un stade de maturité où tout lui sourit. Qui pourrait lui donner un âge, et qui pourrait dire qu’il est âgé ? Car il atteint une telle forme d’aboutissement qu’il est là, nous tendant les bras, prêt à nous aimer. Il est très proche de la forme la plus parfaite d’Yquem. Mais Yquem est tellement multiforme qu’il a des perfections à tous les âges.
Le Porto Single Vintage Colheita Whitwams Millénium 1880 a été embouteillé en 2002. C’est un grand porto que l’on apprécierait encore plus s’il était apparu bien avant dans le repas. Car nous commençons à saturer. Le gâteau au chocolat est délicieux et s’accorde remarquablement au porto que je ne trouve pas aussi vieux que ce que le millésime suggère.
Et j’ai cette même impression avec le Whisky Highland Single Malt 18 years old Macallan 1965 qui est un grand whisky dont ma mémoire a perdu le fil.
Que dire de tout cela ? La cuisine de Michel Rostang est gourmande et remarquable dans son exécution mais nous n’avons pas eu sur quelques plats les accords qui auraient magnifié les vins. Plusieurs fois, le plat a pris le devant sur le vin. Cette remarque est à la marge. En ce qui concerne les vins, les champagnes ont été parfaits, le montrachet a été doctrinal et d’un confort idéal. Le sommet, ce sont les rouges et les liquoreux.
Je classerais les vins ainsi : 1 : Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1961, star absolue, 2 – Château d’Yquem 1959, 3 – Bonnes-Mares Domaine G. Roumier et ses fils 1971, 4 – Château Cheval Blanc 1947, 5 – Riesling Dom Scharzhofberger Beerenauslese 1971. J’hésite entre l’Yquem et le Roumier pour la deuxième place.
L’ambiance amicale fait présager que l’on recommencera des folies de ce genre. Le service du restaurant est impeccable. L’Hermitage fait de ce dîner un moment totalement exceptionnel.
leurs belles couleurs (à gauche influencée par la bougie)
les bouchons sur la table
les plats
les verres en fin de repas et la verrière de notre salon