L’émerveillement de la journée allait provenir d’une de ces visites dont on se souvient toute une vie. Au portail du château Margaux, Paul Pontallier, directeur général nous attend. Visite qu’il commente en anglais. Je bois du petit lait, car il explique comme la démarche du château est commandée par l’histoire et par le doute constructif : un comité de direction pose des questions sur tous les sujets pour que les choix soient justifiés. La dégustation en chai est sérieuse : Pavillon rouge 2004 déjà ingambe, Margaux 2004 d’une beauté souriante quand le Margaux 2003 est plus austère. De ces deux vins encore en fût le plus jeune est heureux d’être né quand le plus ancien ronchonne de devoir bientôt quitter son fût pour être mis en bouteille. Le Margaux 2000 est magnifique, mais il faudra attendre plus de dix ans avant de le voir flamboyant. Et la plus belle démonstration vint du Margaux 1995, pleinement dans la définition de ce grand vin à la longueur en bouche exceptionnelle. Paul Pontallier insista sur la fraîcheur du final de chacun de ses vins. Il a raison.
Corinne Mentzelopoulos nous accueille sur les marches de l’imposant escalier du château et se prête de bonne grâce aux innombrables photos de groupe, chaque appareil voulant garder la trace de l’instant. L’apéritif est organisé autour du champagne Krug 1988 à la couleur de blé doré. Ce qui me frappe c’est l’extrême subtilité des canapés aux saveurs délicieusement accordées au Krug. On s’essuie les lèvres avec des petites serviettes brodées. Ça fleure bon le raffinement. Je vois Corinne Mentzelopoulos toute excitée car de belles vaches brunes paissent en un champ où elle ne les voit jamais Cela me fait penser à Alexandre de Lur Saluces et sa passion pour les bazadaises. Des vignerons pastoureaux, c’est rafraîchissant.
Nous visitons les anciennes cuisines du château et nous rejoignons une belle salle proche des chais où trois belles tables ont été apprêtées. Je suis placé à celle de la maîtresse des lieux et je ne peux m’empêcher d’être émerveillé par le personnage. Elle a bavardé avec chacun, voulant comprendre les parcours, les envies, les convictions. Elle a raconté son chemin, qui montre qu’elle n’est pas née avec une cuiller en argent, ce qui explique sans doute cette volonté de réussite. Ses enfants n’ont cessé de l’appeler sur son portable dernier cri. Elle répond avec la douceur d’une mère, traitant les soucis minuscules comme s’ils étaient cyclopéens.
Sur une cuisine idoine, nous démarrons par Pavillon blanc de Château Margaux 2004. J’aime la décontraction de ce clin d’œil où l’on s’affranchit de toute convention. Le blanc n’est même pas pré-pubère, il est pré-embryonnaire. Mais ça passe gentiment. Le Château Margaux 1989 me parait assez simplifié, limité à une juxtaposition du bois et du fruit. Il va s’assembler petit à petit, sans vraiment montrer la richesse que l’on devine seulement. Corinne Mentzelopoulos a comme moi un petit recul quand on sert le Château Margaux 1961 en magnum. Je me suis longtemps demandé ce qui n’allait pas, alors que Paul Pontallier, consulté par Corinne Mentzelopoulos et que j’interrogeai après le repas affirma : R.A.S. Je pense qu’il y a peut-être eu un petit accident au moment de la décantation, la bouteille que l’on remplit pouvant avoir eu un peu d’eau ou de liquide parasite. Margaux 1961 doit être beaucoup plus brillant que ce que je bus. Corinne Mentzelopoulos indiqua que le 1961 partagé il y a une semaine avec la Bacchus Society, club que j’avais rencontré à Pichon Longueville Comtesse de Lalande, était nettement supérieur. Il convient de dire que notre palais fatigué par les douloureux 2004 de deux jours n’avait peut-être plus la capacité de jouir de ces grands vins.
Les macarons de Pierre Hermé à la rose et à l’olive produisent chez Corinne Mentzelopoulos un réflexe de gourmandise. Elle est comme une enfant. Sur Climens 1983 c’est évidemment un bonheur que ces succulents macarons. Je fus aussi enfant qu’elle.
Ce qui est le plus époustouflant, c’est la simplicité aérienne de cette femme qui possède un vin de légende. Active, parlant beaucoup, écoutant beaucoup, chaleureuse, elle nous raccompagna au bus en chantant des mélodies américaines alors qu’elle aurait pu se contenter de nous saluer sur le seuil. Elle s’ingénia avec mon appareil photo à faire des photos artistiques, demandant à deux amis de prendre une pose, immobilisant à minuit notre groupe jusqu’à ce qu’elle capte la bonne émotion. Seule une femme épanouie et faisant un grand vin peut avoir cette décontraction.
Le ciel d’une chaude nuit de mai brillait de myriades d’étoiles. Les visites bordelaises et leur cortège d’étonnements se poursuivent dans le prochain numéro.