Chaque mois au restaurant de l’hôtel Les Crayères, se tient un dîner à quatre mains et cinq étoiles. Philippe Mille, le chef doublement étoilé du lieu invite un chef trois étoiles à composer un menu partagé. Ce soir c’est Jean-Georges Klein de l’Arnsbourg. Le lundi étant un jour de fermeture de la cuisine de l’hôtel, les participants présents ne viennent que pour cet événement. La maison Ruinart est venue en force.
Par un beau soleil couchant, devant le grand parc qui s’étend à nos pieds nous prenons l’apéritif avec un Champagne Ruinart Blanc de Blancs brut sans année qui a du mal à me communiquer une émotion après les champagnes de la veille dont l’iconique Ambonnay. Ce n’est pas le champagne qui est à critiquer, c’est mon palais qui n’est pas réceptif.
Dans la belle salle à manger nous avons la chance, ma femme et moi d’être assis aux côtés de Laurent et Florence Gardinier, propriétaires des lieux et de Jean Miot, brillant et truculent observateur des mœurs du temps.
Le menu « partition à quatre mains » est : tel un Tacos, la langoustine, le caviar et sa garniture, par Jean-Georges Klein / dos de sole de l’île d’Yeu à la livèche, huîtres spéciales Vollet n° 4 tiédies au champagne par Philippe Mille / canard croisé de Mme Burgaud rôti à la fièvre de tonka, asperge verte gratinée au pralin de morilles par Philippe Mille / fraises, pistache, yuzu, betterave crapaudine par Jean-Georges Klein.
Le plat de langoustine plante le décor. C’est un plat de trois étoiles. D’une rare subtilité, goûteux et original il est accompagné par le Champagne Dom Ruinart magnum 2002. Présenté dans des verres conçus par Philippe Jamesse, chef sommelier des Crayères, il exhale une profusion d’arômes comme aucun autre verre ne le ferait. Ce champagne est grand, très grand tel qu’il est là, marquant un saut qualitatif impressionnant après le Ruinart. C’est un très grand champagne et un très grand 2002.
Le plat de sole est merveilleux. L’association avec la livèche est magique, créant des émotions fascinantes. Deux visions vont s’opposer. Pour les deux femmes de la table, les huîtres sont un intermède agréable dans le déroulement du plat. Mon optique est différente : pensant aux accords mets et vins, j’aurais volontiers oublié les huîtres, car je préfèrerais m’imprégner continument de la sole fourrée et de la livèche, pour atteindre une plénitude créée par la répétition prégnante des saveurs. Le Champagne « Minéral » extra-brut blanc de blancs Agrapart 2006 est un champagne de haute tension. Il est noble, guerrier, d’une personnalité conquérante. Curieusement, un verre plus petit freine un peu ses arômes, mais le champagne a une telle ressource qu’il s’en sort très bien. L’accord avec la sole est pertinent, mais moins naturel que l’accord précédent.
Lorsque Philippe Mille est venu à notre table bavarder avec son associé d’un jour, je lui ai dit que la cassolette à la fève de tonka est tellement forte qu’elle écrase un peu le canard très subtil et lui vole la vedette. Mais le plat tel qu’il a été présenté est un très beau plat, les asperges étant divinement cuites et croquantes à souhait. Le Champagne « Vénus » brut nature blanc de blancs Agrapart 2006 est un peu moins claquant que le « Minéral », mais il crée un accord plus adapté au joli plat de Philippe Mille. C’est un champagne de belle tension, qui cause.
Le dessert conçu par Jean-Georges Klein a été réalisé par un jeune chef pâtissier des Crayères de seulement 22 ans, qui a gagné des concours à des âges où l’on est normalement sur les bancs de l’école. C’est, à mon sens, le plus grand plat de ce repas. Car on est face à une sublimation de la betterave, à un niveau insoupçonnable. Le Champagne Ruinart rosé sans année est un compagnon naturel de ce plat, agréable sans nous pâmer.
Lorsque j’avais profité d’une cuisine à quatre mains au Petit Verdot qui avait invité Davide Bisetto, je n’avais pas cherché à savoir quel était l’auteur de chaque plat. Ici il était impossible de l’ignorer puisque c’est écrit sur le menu. Je me demande si je ne préfèrerais pas une cuisine dont chaque plat serait un travail commun. La recette initiale serait celle d’un chef, mais revisitée avec son compère. Je ne sais pas si c’est possible, mais ce pourrait être intéressant.
Le menu de ce soir fut d’une très haute qualité, les exécutions étant parfaites. Je classerais dans l’ordre de mes préférences, sans me soucier de qui l’a fait, car je respecte le talent des deux chefs : le dessert à la betterave, la sole à la livèche, la langoustine et le canard.
Les accords ont été pertinents, sans toutefois, sauf le premier, créer l’émotion qui résulte d’un accord parfait. Les champagnes sont bons et c’est un grand plaisir de voir que le champagne Agrapart est associé à ces agapes. Pascal Agrapart était présent, ce qui donné le plaisir de bavarder avec lui comme nous l’avions fait lors d’une réunion des rencontres Henri Jayer.
Le service est impeccable, mais il faudra corriger la désagréable impression qu’il n’y a pas assez de bouteilles à servir pour l’ensemble des convives. Il vaut mieux gérer l’opulence que la pénurie. C’est d’ailleurs uniquement une question de service, car la générosité des vignerons présents les a poussés à faire sauter des bouchons dans le calme d’une nuit de printemps sous le péristyle du château où s’élevaient des volutes de fumées de cigares et cigarettes.
Cette expérience est incontestablement une grande réussite et on ne peut que féliciter Hervé Fort et Philippe Mille d’en avoir eu l’initiative. Les deux chefs étaient épanouis, heureux de travailler ensemble. C’est la cuisine française qui sort grandie de l’addition de tels talents. Vive les partitions à quatre mains !
de grosses bébêtes sur le gazon
les chefs se font photographier devant le château
en blanc :Jean-Georges Klein, Philippe Mille et le jeune et brillant chef pâtissier