Quand des événements s’enchaînent comme si un ange gardien s’amusait à les entremêler, j’en goûte le sel comme celui d’une impérieuse intrigue. Un couple de japonais s’est inscrit à de multiples reprises à mes dîners. L’amitié s’est construite au fil des repas, et l’idée d’un voyage au Japon a germé. Pour en parler, il faut un déjeuner. J’ai réservé une table au restaurant Laurent, et nos deux couples vont s’y retrouver.
Le matin, un ami journaliste du vin m’appelle au sujet d’un film qu’il réalise sur un prestigieux domaine de vin. Ce film est coproduit par une chaîne de télévision japonaise. L’ami me dit : « j’aimerais bien qu’en début de film on vous voie déguster l’un des vins du domaine. Avez-vous un ami japonais avec qui partager ce vin rare ? ». Alors qu’il s’attend à une hésitation de ma part, je lui réponds : « je déjeune avec lui ce midi ».Au restaurant Laurent, tout est fait pour nous plaire. Dans le hall d’entrée et d’accueil, nous commençons par un Champagne Krug 1988. C’est un champagne que j’ai bu de nombreuses fois. Est-ce l’atmosphère, je ne sais, mais il me semble le plus abouti, le plus conquérant de tous ceux que j’ai bus. Après les champagnes de la veille avec mes conscrits, le saut gustatif est invraisemblable. Il y a les honnêtes champagnes, les grands champagnes, et puis, loin dans le ciel de la hiérarchie, il y a Krug 1988. Ce champagne est aujourd’hui au sommet de son art, bulldozer gustatif qui pousse les papilles dans leur dernier retranchement. La longueur est infinie, et l’impression de richesse impressionnerait les traders les plus aventureux.
Sur les petits sticks au saumon, le champagne frétille. Sur l’entrée que nous avons choisie, il crée une passerelle extraordinaire. Le foie gras de canard poêlé, crème de lentilles fumées au lard est exceptionnel de précision. Et le Krug s’appuie sur le gras de la lentille pour résonner avec la légèreté du foie. C’est délicieux.
Pour la caille préparée façon « bécassine » et les macaronis gratinés, j’ai commandé un Beaune Grèves Vigne de l’Enfant Jésus Bouchard Père & Fils 2005. J’ai exploré ce vin sur un siècle et demi, et je suis sensible à son originalité. J’ai pleine conscience que c’est un crime de le boire aussi jeune, tant il est sûr qu’il progressera, mais 2005 est une année tellement exceptionnelle que le plaisir doit être au rendez-vous. Il l’est, et bien au-delà de ce que je pouvais imaginer. Ce vin chante la joie. Il y a du bois, qui s’exprime avec talent, un gouleyant de première grandeur, une générosité qui dépasse les canons de la Bourgogne, et au bout du compte, ce vin s’épanouit en bouche, la remplit de joie, et l’on tombe sous le charme d’un vin parfaitement réussi. On est largement au dessus de mes attentes, et avec l’ami japonais, nous ne cessons de nous lancer des œillades de ceux qui savent qu’ils tutoient le divin. Car ce Jésus-là marie toutes les religions. Il nous faut un saint-nectaire pour finir le vin que seuls les hommes boivent, nos femmes ayant été soumises à la burqa œnologique.
Il est évident que le restaurant Laurent mérite de retrouver sa deuxième étoile. Cela ne peut tarder.
Les légumes en entrée évoquent la très jolie couverture du livre sur le restaurant Laurent
Les cailles