Par une conjonction aussi rare que les éclipses totales de soleil, mes trois enfants, leurs conjoints et leurs enfants se retrouvent au même moment dans notre maison du sud. La fenêtre de tir sera étroite puisque cela ne se produira qu’un seul jour, ce soir. Nous sommes neuf adultes et six petits-enfants. Le dîner des petits et le coucher des petits, c’est une source de décalages horaires, ou, comme dans le théâtre de boulevard, de portes qui s’ouvrent ou qui se ferment. Au milieu de cette agitation affectueuse et sympathique, j’ouvre un magnum de champagne Salon 1995, tout en tranchant des lamelles de jambon Serrano. La couleur est très jeune, d’un jaune transparent, la bulle est forte, et ce qui frappe immédiatement c’est le charme sans détour de ce champagne. J’ai connu des Salon complexes, intellectualisés. Celui-ci est facile, simple, joyeux et charmant. Et ce qui me frape, c’est l’équilibre des composantes. Car ce champagne charmeur est totalement solide. On l’aimerait peut-être un peu plus complexe. Mais sa générosité spontanée efface toute interrogation. Sur de petites lamelles de thon rouge, juste grillées, avec un filet de citron vert, le champagne Salon est divin, car il épouse la subtilité du thon.
Le lecteur fidèle de mes bulletins sait que dans ma famille il y a les « Ginette », club regroupant ceux qui aiment les vins modernes et faciles. Nous commençons donc par Chateauneuf-du-Pape La Janasse 2006, petite bombe de 15,5° sur la bascule. C’est du jus de cassis pressé assis sur une grenade dégoupillée. Ce vin sert de faire-valoir à un vin que je voulais absolument essayer, « Ginette compatible » comme on dit en anglais. Ce vin, c’est La Mordorée Chateauneuf-du-Pape magnum 2001. Le nez est puissant et d’une très grande précision. En bouche, du fait de la chaleur ambiante, l’alcool (14,5°) ressort fortement. Mais on sent qu’il y a dans ce vin puissant une trame énorme. Cassis et fruits noirs sont évidemment présents, mais il n’y a pas que cela. Ce vin est très équilibré, remarquablement fait, et d’un grand plaisir même s’il est encore d’une jeunesse folle. Un indice qui ne trompe pas, c’est que beaucoup plus tard, une heure après le moment prévu pour ce vin, ce qui est resté dans le verre est léger, élégant, et d’une grande subtilité.
Si le modernisme est un peu dérangeant, on ne peut qu’applaudir le travail bien fait et la promesse d’un grand vin. Sur une lotte cuite avec des gousses d’ail confit, avec une galette d’oignons confits et des aubergines farcies, le vin est capable de s’adapter à chaque composante, y compris la chair de la lotte. Il s’exprime plus sur l’ail et sur le lit d’oignons.
Deux interprétations de la pêche blanche accompagnent un magnum de Champagne Dom Ruinart rosé 1990. La couleur d’un rose de nacre intense réjouit les yeux. La bulle est très active et le champagne est d’un charme surhumain. C’est un des plus grands champagnes rosés que l’on puisse imaginer, de la même race que le rosé Dom Pérignon 1990 en magnum lui aussi. Ce champagne a du chien, de la race, et une sensualité raffinée et l’on se demande si ce rosé ne dame pas le pion au Salon 1995. Ce champagne de classe se sirote dans le calme d’une nuit paisible au rythme des conversations interminables.
Je voulais honorer ma descendance avec trois vins atypiques. Chacun des trois fut une belle surprise, la prime de l’originalité allant sans doute au Dom Ruinart, et la prime de la régularité allant au Salon 1995, sublimé par le format du magnum. Les retrouvailles de la famille, toutes générations confondues, ont pétillé autant que ces délicieux champagnes.