La Fête de la Fleur est annuelle, mais tous les deux ans, c’est le point culminant et final de Vinexpo. Ce soir, c’est le soixantième anniversaire de la Commanderie du Bontemps, Médoc, Graves, Sauternes et Barsac qui est accueilli par le Grand Maître Emmanuel Cruse au Château d’Issan. La fête compte aujourd’hui 1.560 personnes ce qui est assez monumental. Ce sont des norias de voitures, de cars, de petits trains, voire d’hélicoptères qui acheminent cette foule. Les femmes en robes longues sont plus belles les unes que les autres dans leurs drapés aux couleurs chatoyantes. Le château est d’une grande finesse architecturale, entouré de douves en eau sur un carré impressionnant. Pendant que la commanderie intronise à tour de bras de nouveaux membres de tous les coins du monde, on peut picorer de délicieux canapés. Les vins proposés sont les blancs de Graves. Par prudence, je n’y succombe pas. Des personnalités arrivent : Xavier Darcos, Alain Juppé, Christophe Lambert et Sophie Marceau parmi d’autres. La beauté de cette actrice est infiniment plus frappante en trois dimensions que sur les tabloïds.
Les 156 tables du dîner sont placées sous un immense chapiteau qui doit bien dépasser les cent mètres de long. A la table n° 100 Anne et Olivier Bernard du Domaine de Chevalier ont regroupé quelques amis : François et Corinne Lurton qui possèdent des vignobles en Argentine, au Chili, en Espagne, au Portugal et dans le sud de la France, un cousin Bernard, un financier français installé à New York qui investit dans le négoce du vin, un écrivain du vin et journaliste de Philadelphie, une bordelaise du monde du vin, Michel Bettane et moi. Michel se moque en souriant d’Olivier en lui disant : « c’est bien la première fois que tu obtiens un 100 », faisant allusion à la note maximale de Robert Parker.
En lisant le petit livret qui est disposé à chaque place, on prend conscience que l’on est dans le registre du sérieux. Le menu a été conçu par Michel Guérard : le filet de rouget en gelée musquée, gaufrette de lard, sauce bécasse de mer / la rissole feuilletée de goûteuses volailles à la Dauphine, comme une interprétation des célèbres pâtés chauds d’autrefois / le brie de Meaux fermier à la truffe servi à la cuillère / les délicates fraises des bois rafraîchies au lait de verveine du jardin.
Autant le dire tout de suite, ce fut absolument exceptionnel.
Les vins sont servis par des vignerons portant les bouteilles dans des paniers en bois selon une procession spectaculaire rythmée à chaque série par des enregistrements des voix des chanteurs les plus prestigieux : Maria Callas, Luciano Pavarotti et Frank Sinatra en duo, Placido Domingo et Tereza Berganza. La parade de cette armée de sommeliers d’un soir est impressionnante.
Le Château Lagrange 2001 se boit avec plaisir sur le rouget, mais la vedette est dans l’assiette, car la miraculeuse gelée est diabolique de séduction. Le Château Haut-Bailly 2003 qui est aussi associé à ce plat me paraît beaucoup plus structuré et cohérent que celui bu hier dans les chais du château. Cela prouve que ce vin aime la nourriture, surtout quand elle atteint cette élégance.
Le pâté d’antan évoque des souvenirs d’enfance et met en valeur le Château d’Issan 2000 qui se boit remarquablement bien. Le mariage est heureux, cohérent et le plat est d’un plaisir raffiné et total.
J’annonce que le Château Mouton-Rothschild 1988 est bouchonné. Nous sommes trois à avoir du vin d’une mauvaise bouteille et il faut batailler ferme pour qu’on nous serve du bon vin. Le vin de Philippine de Rothschild n’est pas le meilleur que l’on ait fait en 1988 alors que le fromage de Nadine de Rothschild est une merveille de douceur. Chaque fois que je goûte son brie, qu’il soit truffé ou non, je suis ébloui.
Alors que je suis un inconditionnel de Climens, il faudra bien trois tentatives pour que l’on trouve une bouteille de Château Climens 1996 qui ne soit pas marquée par un vilain défaut. Ce vin est, au-delà des défauts toujours possibles, dans une phase ingrate et ne dégage pas l’émotion que j’adore et le dessert ne le met pas en valeur.
Le service a été particulièrement long, ce qui est compréhensible pour une telle foule. Emmanuel Cruse a dirigé les opérations et les discours avec une autorité et une efficacité remarquables. Alain Juppé a fait un aimable discours plein d’aisance. La Commanderie a honoré cinq meilleurs sommeliers du monde en leur offrant une luxueuse mallette en cuir renfermant six premiers grands crus dans des années appréciables. Cela donne envie de potasser pour présenter le concours le plus difficile du monde du vin. Emmanuel fait applaudir Michel Guérard par la foule unanime à saluer le grand chef qui a conçu un repas d’une classe absolue. Michel nous a dit que ce dîner était pour lui comme une madeleine de Proust.
Le repas se finit. Tout le monde se rend sur la pelouse faisant face au château pour admirer un feu d’artifice qui donne à la belle bâtisse des illuminations surréalistes. On s’égaye ensuite sur les pelouses pour boire, qui un champagne Bollinger, qui un cognac Tesseron, qui un café. Mais par un défaut d’éclairage, nous sommes quasiment dans le noir, incapables de reconnaître quiconque si l’on n’est pas à moins d’un mètre d’elle ou lui. Il était temps pour moi de rentrer bien après l’heure de Cendrillon, ébloui par le faste d’une réception spectaculaire, et impressionné par le talent d’un chef au dessus de la mêlée.
J’aurai en quatre repas pendant Vinexpo, au Château Palmer, au Domaine de Chevalier, au Château Haut-Bailly et au Château d’Issan rencontré beaucoup de personnalités du monde du vin que j’apprécie. La qualité de l’accueil des vignerons bordelais est unique. Vinexpo fait beaucoup pour la cause du vin. Je n’en ai approché que la partie festive puisque les vins récents ne sont pas mon domaine de compétence. La vitalité bordelaise m’a conquis.