Cette journée est probablement la plus mémorable dans ma vie de passionné de vins. Je vais la raconter comme je l’ai vécue. Comme il y a eu trois dégustations en cave de domaines, je les ai racontées dans des sujets distincts ci-dessous. J’en donne les liens dans le texte.
Il y a des jours qui pèsent plus que d’autres. Ce 24 juin est un poids super lourd, heavy weight selon la classification de la boxe anglaise. Un dîner a été préparé avec quelques amis collectionneurs, sous l’aile bienveillante de Stéphane Follin-Arbelet, directeur général de Bouchard Père & Fils. Ce sera ce soir. Un ami américain dont j’aime la subtilité d’approche des vins et de la cuisine, m’annonce qu’il sera en Bourgogne pendant quelques jours qui incluent le 24 juin. Il paraît assez naturel de déjeuner avec son épouse et lui ce même jour. Il m’annonce que le matin, il visite la Romanée Conti. Il est tentant de me joindre à eux et je préviens le domaine que je serai de cette visite. J’ai aussi envie de rencontrer Louis-Michel Liger-Belair, que j’invite à rejoindre notre déjeuner. Le niveau de remplissage de mon agenda atteint le maximum acceptable. Je réfrène donc toute nouvelle envie de rencontrer d’autres amis bourguignons.
A 10 heures précises, le groupe de visite se forme au domaine de la Romanée Conti.
Le récit de la dégsutation des 2009 est faite ………….. ICI.
Avec mon ami américain et son épouse, nous n’avons que quelques pas à faire pour sonner à la porte du château de Vosne-Romanée. Dès que je sonne un grand chien accourt pour se manifester, suivi d’une petite fille à peine plus grande que le chien, mais le dépassant en autorité. Louis-Michel Liger-Belair vient nous ouvrir et nous propose de goûter quelques vins avant de partir déjeuner.
La dégustation de plusieurs 2009 du domaine Liger-Belair est faite …………….. ICI.
Pendant toute la dégustation, je pressais Louis-Michel d’accélérer, car mon ami James posant des questions pertinentes, il voulait légitimement y répondre. Mais il fallait aller vite au restaurant Loiseau des Vignes à Beaune en faisant un crochet pour que je dépose de précieuses bouteilles à mon hôtel, car avoir trois bouteilles de plus de 140 ans dans un coffre quand il fait chaud, mérite que l’on abrège le supplice des vins. Nous passons à mon hôtel en convoi de trois voitures. Je fais vite à décharger et prendre la bouteille que j’ai prévue pour le repas. Cela se passe trop vite. Nous cherchons des places de parking dans un Beaune très visité par des touristes en un jour de grande chaleur. A l’arrivée au restaurant, on nous propose de déjeuner dans le jardin ou à l’intérieur. Il est plus raisonnable pour les vins d’être à l’intérieur.
J’enlève le papier journal qui entoure ma bouteille et catastrophe : je me suis trompé de bouteille. Celle-ci est un vin de 145 ans. Il serait hors sujet dans ce que nous avons prévu. Compte tenu des difficultés de parking, je suis découragé d’aller chercher ma bouteille et j’envisage de commander un vin sur la carte des vins. Avec une gentillesse remarquable, Louis-Michel me propose d’aller chercher mon vin. C’est vraiment un geste que j’apprécie.
Le menu que nous choisissons après avoir demandé l’avis du directeur de salle en fonction de nos vins est : Jambon Iberico de Bellota, tartine à la catalane / Spaghetti au homard européen à l’estragon / Suprêmes et cuisses de pigeon caramélisés, poêlée de girolles.
David, jeune sommelier formé à Saulieu, est très motivé de servir nos vins, pour lesquels j’avais demandé la permission de Dominique Loiseau de les apporter, qui m’a fait une réponse positive très amicale.
Le Bâtard Montrachet Domaine Leflaive 1999 est d’une folle jeunesse. Il y a une saveur lactée comme celle que l’on trouve dans les tout jeunes vins. Le vin est riche et équilibré, il est jeune et puissant. C’est pour mon goût un vin idéal. L’accord avec le jambon espagnol, que l’on aurait aimé servi un peu plus froid par ce temps estival, pour adoucir le gras, est un accord de première grandeur. Le citron et le beurre qui sont sensibles en goûtant le vin sont remarquablement équilibrés.
Le Vosne Romanée 1er Cru Aux Reignots Domaine Liger-Belair 2002 a été carafé puis remis dans la bouteille par Louis-Michel ce matin. Il a donc une belle aération. Il y a beaucoup de fruits dans ce vin. Le vin est jeune, riche et c’est un vin que l’on aime boire. Je ressens qu’il n’est pas tout à fait complet, qu’il lui manque un petit détail qui donnerait un équilibre plus assumé. Mais c’est un détail, peut-être l’effet de la jeunesse, car ce vin est diablement bon à boire. Il y a une belle longueur et une grande précision, et l’amertume sensible est jolie. Le homard qui nous est servi est particulièrement copieux. Sa chair est parfaite. La sauce épicée dans laquelle s’enroulent les spaghettis est très épicée, mais il lui manque du poivre que nous faisons rajouter en grains, ce qui donne un coup de fouet à l’accord. C’est la chair du homard qui complète bien le vin très bourguignon.
La Côte Rôtie La Landonne Guigal 1986 a une robe un peu trouble, car elle a voyagé dans ma voiture. Aussi, les arômes ne sont pas stabilisés. Mais quand le vin s’assied dans le verre, tout s’assemble et le vin est agréable à boire. Louis-Michel est très étonné de sa jeunesse. Il est frais comme un jeunet. Je trouve personnellement que La Landonne met en valeur les Reignots 2002, en faisant ressortir la précision du vin bourguignon. Boire les deux vins ensemble profite aux deux. Ils se marient tous les deux avec le pigeon qui est remarquable de chair et de préparation. Sa sauce est idéale.
Le restaurant, qui a été couronné d’une étoile, la mérite. Le pigeon est d’une facture à signaler. Le service est agréable, et nos discussions auraient pu durer encore longtemps. J’ai quitté mes amis américains et Louis-Michel comme un voleur car le temps passait. Il me fallait une petite sieste, car ce soir, c’est le dernier dîner de mon année scolaire, et ce sera très probablement le plus grand.
A l’hôtel des Remparts où je suis un habitué, je plonge sous la couette, espérant grappiller quelques minutes de sommeil. Il est 16 heures, et j’ai promis d’ouvrir les bouteilles du dîner à 17 heures. Si ma sieste a existé, et j’en doute, elle n’a pas dû dépasser une minute. C’est une bonne douche, car je connais maintenant le mode d’emploi de cet appareil, qui me requinque. A 17 heures précises, je suis prêt à ouvrir les bouteilles qui sont toutes présentes dans l’arrière cuisine du château de Beaune.
Un ami suisse veut absolument photographier les bouteilles avant leur ouverture. Il est venu avec un petit tabernacle en polystyrène pour faire des photos de précision en gérant les éclairages. J’admire ce raffinement, mais on constate que mes photos ont une définition de points divisée par cinquante entre la photo que je prends et celle que je mets sur mon blog, car il faut les réduire. Le surcroît de précision a-t-il tant d’intérêt ?
Mon ami suisse ouvre les deux bouteilles qu’avec son ami suisse ils ont apportées, et il joue sur du velours car les Lafite 1844 et Lafite 1858 ont été rebouchés au château en 1983. Leurs parfums, très proches, sont prometteurs. Ma tâche est plus rude, car je dois affronter des bouchons beaucoup plus vieux. Le bouchon du Margaux 1929, d’origine, est d’une magnifique qualité. Il est souple, mais il ne collait pas assez au verre, ce qui explique une baisse de niveau à mi-épaule que j’ai jugée acceptable. L’ami qui l’a apporté a une bouteille de réserve. Malgré un nez un peu torréfié, il m’a semblé inutile de faire appel au vin de secours.
La partie se complique pour ouvrir le bouchon de La Tour Blanche 1869 que j’ai apporté. Du fait de la chaleur, le vin a un peu suinté et entouré le pourtour de la bouteille d’un liquide gras. Mais le niveau dans la bouteille est exceptionnel pour une bouteille au bouchon d’origine : il est à la base du goulot. Le bouchon se brise en de nombreux morceaux. Stéphane Follin-Arbelet aimerait m’aider, mais je préfère finir sans aide. Toutes les morceaux brisés sortent et l’odeur qui envahit la pièce est extraordinaire. On sent les agrumes qui vont se libérer. Le vin semble parfait. Je suis heureux. J’ouvre ensuite la toute petite bouteille du vin de Chypre 1841 et le bouchon est complètement collé aux parois. Aussi, quand je tire le tirebouchon, je ne retire qu’un petit cylindre du centre déchiré, et il me faut séparer le bouchon du goulot en coupant avec une pointe acérée de tout petits morceaux. Inévitablement des miettes tombent dans le vin, que j’enlèverai au moment du service avec une cuiller directement dans les verres. Le parfum de ce vin est à se damner. Je n’ai jamais vu quelque chose d’aussi capiteux et poivré.
Stéphane nous presse pour aller au caveau du château faire une dégustation verticale du Chevalier Montrachet La Cabotte Bouchard Père & Fils.
La dégustation verticale des Cabotte est faite ………………… ICI.
Nous remontons avec nos verres de la Cabotte 1992 sur la belle terrasse qui surplombe les jardins implantés dans d’anciennes douves de la ville forteresse. Joseph Henriot nous rejoint, tout sourire, et gratifie chacun d’aimables compliments. Il y a dans notre groupe, de la maison Bouchard, Stéphane directeur général et Philippe l’homme qui fait et connaît tous les vins sur le bout des doigts, deux amis suisses, grands collectionneurs, un des principaux clients de la maison Bouchard qui vend du vin à grande échelle mais organise aussi des grandes dégustations aux quatre coins de la planète. Il y a aussi Allen Meadows, l’homme qui connaît le mieux les vins de Bourgogne, qui vient de sortir un livre sur les vins de Vosne Romanée. Deux journalistes vont filmer des moments de notre repas, pour les archives de la maison Bouchard.
Sur la terrasse, nous buvons un Champagne Henriot Cuvée des Enchanteleurs magnum 1959, vin que j’apprécie au plus haut point. Une grande peur nous prend, car il y a en bouche mais pas au nez, un petit début de bouchon. Fort heureusement ce petit défaut disparaît et la richesse de ce champagne beurre et citron, charnu et charmeur, me ravit. Ce champagne est d’abord un vin. Joseph Henriot est passionnant car il nous confie ses interrogations sur des choix stratégiques et nous sommes fiers d’être dans la confidence, mais il en profite aussi pour insister sur notre responsabilité pour développer l’amour des vins de qualité.
Le menu composé par Stéphane et réalisé par Marie Christine est – je pense – le plus abouti de tous ceux des dîners auxquels j’ai été invité dans l’Orangerie de Château de Beaune. Le menu est : Gougères / médaillon de lotte au curry / volaille de Bresse aux morilles et riz sauvage / grenadin de veau, jus de cuisson et petits légumes / Cîteaux et comté / choco- passion. Ce fut très élégant.
Le Corton Charlemagne Bouchard Père et Fils 1961 est une valeur sûre. Il a un nez de citron. En bouche, c’est magique car se mêlent les fruits confits et le citron. Le final de ce vin est extrême, avec du citron confit. Le curry va bien au vin. Ce Corton Charlemagne déborde de poivre. Ce qui est étonnant c’est le mariage d’une délicatesse et d’une grande puissance.
Le Château Margaux 1929 se présente avec un nez assez fatigué. Mais on sent qu’il va s’améliorer. A côté de lui, le Fleurie Château de Poncié 1929 a un nez très frais. Je m’étonnais que ce domaine ait gardé des 1929, mais l’explication existe : ce domaine a appartenu à la maison Bouchard qui avait une stratégie de conservation d’une « bibliothèque » de millésimes de ses vins. Il est donc normal qu’ils aient gardé des 1929. Le château de Poncié a quitté le groupe Bouchard et c’est Joseph Henriot qui l’a acheté récemment pour l’intégrer à son groupe.
En bouche le margaux est très joli et velouté. Il a un charme très féminin. Et ses petites faiblesses disparaissent miraculeusement avec les morilles. Le Poncié a des aspects mentholés. Il est très joli, vieux bois, avec beaucoup de charme dû à sa longueur. Il y a du bois et du café. Ce vin remarquablement conservé est un exemple de l’intérêt des beaujolais de garde. L’amertume est compensée par la belle densité.
Lorsqu’on nous sert côte à côte le Château Lafite Rothschild 1844 et le Château Lafite Rothschild 1858, nous prenons conscience que nous entrons dans un monde qui est le Graal de tout amateur de vin. J’ai bien observé les bouteilles qu’ouvrait mon ami. Les bouteilles d’origine sont très anciennes. Les étiquettes récentes ne montrent rien de particulier, sauf le millésime et il y a une contre étiquette qui indique que les vins ont été rebouchés au château en 1983. Tout m’est apparu authentique.
La couleur des vins est irréelle, car il n’y a pas un gramme de tuilé. Il y a même du rubis sur les bords. Les nez sont élégants. Les vins sont très acides, mais vraiment élégants. Leur jeunesse est confondante. Je trouve le 1844 beaucoup plus brillant, avec une richesse qui m’évoque Lafite 1961. Il a une structure folle, une densité incroyable. Je trouve cela complètement fou. On nage dans l’irréel, avec des structures invraisemblable et une puissance aromatique rare. Le nez du 1858 est délicat. Certains préfèrent le 1858 et je leur dis que c’est parce qu’il est le plus bourguignon des deux. Le 1844 a la race et la puissance d’un grand 1961 et le 1858 s’épanouit mieux et se montre progressivement plus élégant. Mais le 1844 m’a conquis. Pendant que je déguste, mes sens sont en éveil pour essayer de dépister une éventuelle ajoute à ces vins. Mais à mon sens il serait impossible d’avoir ces équilibres avec des vins qui ne seraient pas complètement homogènes.
Joseph Henriot est un agronome, aussi s’interroge-t-il sur ce qui expliquerait une spécificité des vins préphylloxériques qui leur donnerait cette longévité. Je ne suis pas un expert de cette question, mais mes amis suisses et moi avons bu beaucoup de vins préphylloxériques et il est indéniable qu’il y a en eux une aptitude au vieillissement qui est spectaculaire. Est-ce parce que présentes depuis un millénaire, ces variétés se sentaient bien dans ces couches géologiques qui leur convenaient ? Cette idée me plairait.
L’heure est venue pour le Beaune Grèves Vigne de l’Enfant Jésus 1865. Joseph Henriot et Stéphane rappellent l’histoire de la jeune carmélite qui avait prédit qu’Anne d’Autriche aurait un enfant et dont sa congrégation fut gratifiée de ce bout de vigne baptisé Enfant Jésus. Le nez du vin est extrêmement bourguignon, avec un charme confondant. Ce qui me frappe, c’est l’équilibre parfait de ce vin à la jeunesse aussi irréelle. Je trouve que ce vin sublime n’est pas le meilleur des trois que j’ai bus de cette année. Mais on est au sommet de ce que la Bourgogne a donné dans cette année historiquement grandiose.
Tous mes amis sont quasiment K.O. assis tant le Château la Tour Blanche 1869 est d’une perfection infinie. Le parfum est d’une puissance rare. En bouche, le vin est d’un charme inouï. Malgré sa couleur noire, il n’y a quasiment pas de caramel et ce sont les agrumes qui dominent. On parle souvent de sauternes qui mangent leur sucre et je me souviens d’un Filhot 1858 bu en ce même lieu qui avait perdu son sucre. Ce vin de 1869 a gardé tout son sucre et il est tellement puissant qu’on dirait un grand Yquem et il m’évoque un peu le 1861 que j’ai adoré et pour mon ami suisse c’est l’Yquem 1869 qu’il a déjà bu trois fois. Il estime que les deux se ressemblent. A mon sens ce vin est « le » sauternes parfait, avec une jouissance en bouche incomparable. Le gras de ce vin sur un fond sucré et agrumes est unique.
Il est temps de partager avec mes amis le Vin de Chypre 1841. C’est la seule bouteille de cette année que j’ai et le l’ai prise par jeu, pour offrir un vin plus vieux que le 1844 ! Le parfum de ce vin est d’une puissance incroyable. La sensation d’alcool est très forte. Et ce qui fait le charme, unique pour moi qui en suis fou, c’est que l’alcool fort est rafraîchi par un poivre dominant. Et le vin est une délicatesse, mêlant puissance, force alcoolique à une finesse créée par le poivre. Il n’existe aucun autre vin qui ait cette longueur infinie.
Nous sommes tous conscients que nous venons de vivre quelque chose d’unique. Car la qualité de tous les vins était au rendez-vous. Nous avons pu constater que les vins peuvent approcher l’éternité. N’étant pas l’organisateur de ce dîner, je n’ai pas demandé que l’on vote. Mon vote serait : 1 – Château la Tour Blanche 1869, 2 – Château Lafite Rothschild 1844, 3 – Beaune Grèves Vigne de l’Enfant Jésus 1865, 4 – vin de Chypre 1841, 5 – Château Lafite Rothschild 1858.
Si je n’ai pas mis en premier le Beaune Grèves 1865 qui était parfait, c’est essentiellement parce qu’il n’y avait pas la nouveauté que ce sauternes 1869 à la perfection absolue m’a offerte. Et le 1844 est tellement au dessus de ce que j’attendais de ces Lafite qu’il devait être couronné en bonne place.
La maison Bouchard a créé cette occasion unique de boire certains de leurs trésors chéris et de réunir des amoureux de vins anciens autour de bouteilles de légende. Dans ma vie de collectionneur – et buveur – de vins anciens, c’est peut-être le plus grand dîner auquel j’aie pu assister. Merci à la maison Henriot et à mes amis présents à cet événement inoubliable.