Le lendemain, nous nous rendons à Arlay avec notre ami suisse pour visiter la maison Jean Bourdy, dont nous avions envahi le stand provisoire de Saint-Lothain. Elle a le double privilège d’être un grand vigneron et le gardien d’une cave de vins anciens unique. La famille Bourdy est propriétaire du domaine depuis 1470. La dix-huitième génération est aux commandes, et la conservation d’un trésor est une tradition qui obéit à des règles familiales strictes. On sait ce que l’on garde, et l’on ne fait pas les changements de bouchon au hasard. Jean-François et Jean-Philippe, deux frères, ont bien l’intention de conserver intactes les méthodes qui ont permis à ces vins de traverser l’histoire : la plus ancienne bouteille qu’ils boiront sans doute un jour et qui sera sûrement bonne est un vin jaune de 1781. Dans la cave, un alignement de toutes les formes possibles qui ont accueilli les vins du Jura. Apparemment, avant d’arriver au Clavelin, on a tout essayé. On me dit que les plus vieux flacons (vides) sont du 14ème siècle. Est-ce vrai ?
Jean-François m’avait prévenu : après avoir goûté dimanche de grandes années, on goûterait ensemble des années difficiles. Ce qui aura permis aux deux frères de réviser quelques jugements. Le Côtes du Jura blanc Bourdy 1966 a une belle attaque. Il est assez austère, pas très flamboyant mais bien solide. Un vin qui a de la garde et satisferait plus d’un palais. Le Château Chalon Bourdy 1982 a un nez de caramel et de beurre. En bouche, c’est assez beau. Une grande astringence précède un goût de pomme verte. Le vin est un peu court.
Le Château Chalon Bourdy 1976 a un nez très typé, très musqué. La couleur est très ambrée. Le goût change, passant du doucereux au vert acidulé. La trace en bouche est assez linéaire et un peu courte. Il est meilleur que ce qu’on pourrait attendre. Le Côtes du Jura vin jaune 1957 a un nez bien affirmé. L’attaque est séduisante. Le vin est rond, accompli. Très acide, il annonce une belle garde. Le Château Chalon Bourdy 1952 a un nez magnifique. L’acidité est plus faible. Il y a un petit manque de matière, mais il est élégant, presque féminin.
Si ces années doivent être qualifiées de difficiles, il n’y a pas de souci à se faire, car je trouve chez toutes un beau potentiel de vieillissement. Pour se faire pardonner – mais de quoi ? – Jean-François nous servit un vin de paille Bourdy 1947, petite merveille de vin de paille accompli qui a gardé toute sa jeunesse. Ce vin est fait à 90% de Poulsard. La couleur est de thé brun, de Porto. Le nez est de fruit, de pruneau. En bouche, c’est la combinaison de pruneaux et de vin doux, et d’élégantes touches d’agrumes qui le rendent léger. Un vrai plaisir.
Nous déjeunons ensuite au restaurant le plus proche, une belle maison rurale gentiment décorée où un jeune couple offre une cuisine et un service de grande tenue. Nous avons bien mangé, sur de belles recettes. La tarte de Morteau est bien exécutée, et mon sandre avait du goût. Le Poulsard Arbois 2001 de Lucien Aviet m’a bluffé. Ce vin assez rosé a une immense expression. Il envahit la bouche, l’occupe, la tapisse, et sait se couler dans le sillage des plats pour former des sensations très excitantes. Voilà un type de vins que j’hésiterais à ouvrir à Paris, et qui raconte des choses passionnantes. Le vin de l’Etoile domaine de Montbourgeau 2000 est une masse d’énigmes. Il explore des milliers de directions aromatiques. C’est particulièrement excitant. Je n’ai pas pu en profiter complètement car c’était le Poulsard qui nageait sur mes plats comme le dauphin qui précède le navire. Mais j’ai ressenti un potentiel de divagations gustatives grandement poétiques.
Madame Bourdy mère collait les étiquettes sur les bouteilles poussiéreuses que j’avais achetées tout en racontant des histoires passionnantes du temps jadis. Ces gestes qui perpétuent plusieurs siècles de rites ont un grand pouvoir d’émotion. Les vins du Jura, par cette percée du vin jaune fort généreusement bonhomme, par ses goûts intrinsèques, par la passion de ses vignerons et par cette oenothèque unique, vont conquérir les palais de la planète. J’en serai un troubadour. Avec enthousiasme.