La Percée du Vin Jaune approche. Cette fête annuelle qui marque la naissance d’un millésime est un événement populaire à ne pas manquer. Un journaliste de France Culture est en charge d’un sujet sur les vins du Jura et sur la Percée. Quand il m’a contacté, je subissais les rigueurs patagoniennes ou je jouissais des douceurs caraïbes.
Un rendez-vous est pris au bar du Crillon pour une interview qui précède la Percée. Le journaliste a peur des bruits parasites de l’atmosphère d’un bar aussi Philippe, barman efficient, trouve un salon privé où nous pourrons deviser en paix face au micro. Hélas, un rhume rebelle nasalise ma voix. En attendant le journaliste, l’idée me vient que l’interview se passe autour d’un vin de la région. Je demande à David Biraud s’il a quelques vins du Jura. David regarde sur sa liste et me propose un Arbois de 2001. Je lui demande s’il n’a pas autre chose et sa réponse est étrange : « oui, bien sûr, mais vous savez, ce sont des vieux ». Me dire ça à moi ! Il pointe sur la carte des vins un Côtes du Jura blanc Jean Bourdy 1934. C’est évidemment celui-là qu’il me faut.
Olivier le journaliste arrive, le barman lui demande s’il veut boire quelque chose et il répond : « pourquoi pas une coupe de champagne ». Quand je dis : « non », le journaliste me regarde avec un air outré. Comment, est-ce possible ? Suis-je l’impertinent qui l’empêcherait de boire du champagne ? Je m’empresse de lui répondre, pour éviter toute susceptibilité : « non, parce que j’ai mieux ».
Nous nous rendons dans le salon privé et David nous sert le vin, doré comme l’armure d’un soldat grec. Olivier a immédiatement le sourire, puisqu’il adore les vins du Jura. Ce vin est délicieux. Malgré mon rhume je perçois le nez profond, pénétrant et insistant. En bouche, il y a du fumé et des fruits jaunes, mais ce qui frappe, c’est l’épanouissement d’un vin à l’équilibre sans défaut. La longueur est belle sans être immense. Le vin est grand, riche, plein, et fait voyager dans une autre dimension.
Olivier me dit qu’il est très sensible au fait que j’aie apporté un vin de ma cave. Je n’ai pas contredit son affirmation. Est-ce péché, je ne sais. Je ne voulais pas qu’il imagine que je dépense des sommes folles uniquement pour un rendez-vous de presse.
Pour ce vin, je commande des huîtres et un cabillaud à la purée truffée. Olivier n’aime pas les huîtres, ce que je ne savais pas, il mariera le vin à un foie gras. Les petites huîtres sont divines avec le vin, sans toutefois offrir un prolongement déterminant. Mais le plaisir est appréciable, que je doublerai puisque les huîtres de la réserve du chef (il n’y en a pas à la carte) ont été ouvertes pour deux.
J’attendais beaucoup du Côtes du Jura sur la purée truffée, et c’est vrai que l’accord fonctionne, mais c’est sur le cabillaud que l’accord est saisissant. L’iode est capté par le vin de 1934 qui le restitue sur la langue en un coup de fouet magistral. Enfant, j’étais fasciné quand Zorro était capable de zébrer son initiale sur une chemise adverse. Ce Côtes du Jura cingle l’iode avec la même célérité.
Feuilleter les vins du Jura, c’est exactement comme lorsque j’étais enfant déchiffrant le grec, les lourdes pages du gros Bailly, ce dictionnaire dont les élèves n’avaient droit qu’à la version abrégée, me donnaient les réponses aux interrogations linguistiques les plus subtiles. L’odeur du papier porteur de la sagesse hellénique était celle d’une secte. Ce vin du Jura a de ce parfum là.
Olivier est ravi. Nous nous reverrons à la vente aux enchères de la Percée du Vin Jaune. Le 1934 a entretenu la flamme de mon amour pour les vins du Jura.