La Saint-Valentin, c’est la Saint-Valentin, ça ne se discute pas, comme la saucisse de Morteau, le lièvre à la Royale ou la crêpe Suzette : lorsque l’on est face à face, il est interdit de se dérober. C’est ma femme qui a le choix des armes et ce sera le restaurant l’Ecu de France. On pourrait penser que nous aurions une table sans difficulté mais Madame Brousse m’annonça que le restaurant est complet et me passa au téléphone son mari qui eut la bonne réaction : « on s’arrangera ». Lorsque nous nous présentons à 20 heures, le parking du restaurant est déjà bien rempli. Monsieur Brousse nous accueille et nous dit : « je vous ai attribué la table que vous aimez ». Elle est tournée vers la Marne et malgré la nuit nous voyons que le niveau de l’eau est très élevé, ayant masqué une bonne partie du jardin. La cave a été inondée, mais comme les Brousse sont habitués aux crues hivernales, les bouteilles sont à l’abri et celle que je prendrai ce soir est impeccable.
Nous nous asseyons à notre table et le menu de la Saint-Valentin est ainsi composé : amuse-bouche, homard en habit rouge / foie gras truffé au caramel de betterave, espuma de mangue / velouté de potimaron, coquille Saint-Jacques et langoustines rôties, confiture de rose, caviar de hareng / baronnade de pigeonneau truffé, beurre Suzette au piment d’Espelette / pomme d’amour confite en coque de chocolat et praline rose, glace à la rose et au litchi.
L’idée de mettre des tons de rouge ou de rose sur tous les plats est charmante. Peter Delaboss le chef, est né en Haïti et sa cuisine généreuse s’est épanouie. Il garde ses penchants exubérants mais les plats sont très cohérents, fondés sur de bons produits. Le homard enveloppé dans de fines tranches de betteraves rouges arrive un peu froid, mais le plat est bon. Le foie gras est superbe, goûteux et gourmand, les coquilles dans le velouté sont parfaites. Le pigeon est d’une chair idéale, et le foie qui l’accompagne, très différent du premier, est d’une rare gourmandise. Quant à la pomme, elle est exquise. Tout fut grand, charmant, joyeux. C’est ce qu’il faut pour une Saint-Valentin.
Avant de commencer le repas, je prends un Champagne Bollinger sans année au verre. Comme la bouteille a été ouverte il y a un certain temps, le champagne est large et très plaisant, paraissant plus vieux que son âge ce qui lui convient. Il se boit bien.
J’ai choisi un Grands-Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 2010. La bouteille arrive froide et Hervé Brousse me demande si je souhaite qu’on carafe ou qu’on réchauffe le vin. Je préfère laisser faire la nature pour que le vin s’ébroue à son rythme. Le premier contact est effectivement froid. Le nez exhale d’abord l’alcool du vin et en bouche on ne reconnaît pas le domaine. Comme une rose qui s’éveille au soleil du matin, le vin va progressivement me conquérir. Je dis « me » car je suis seul à boire. Ma femme qui a un nez pertinent pour jauger les vins sans les boire, va commenter avec moi l’éclosion du vin.
La première approche est assez dure, car le vin est froid. L’alcool est sur le devant de la scène. Ensuite viennent des fruits discrets et délicats. L’amertume est marquée, annonçant que les grappes entières sont abondantes, non éraflées. Puis progressivement, on ouvre les portes de la Romanée Conti. Le sel combiné au goût de rafle, sont les premiers marqueurs du domaine et je commence à me sentir bien. Le vin prend la bonne température et comme le chef a eu l’heureuse idée de mettre de la rose dans presque tous les plats, j’attrape au vol les beaux symboles de la Romanée Conti, la rose et le sel. Je me sens de mieux en mieux et le vin s’épanouit et devient joyeux. Attention, c’est une joie très intérieure car dans ce domaine on n’extériorise pas ses sentiments. Je bois un vin d’une rare élégance et d’une rare délicatesse. C’est si élégant et raffiné que la question de l’âge ne se pose même pas. Le vin est là, à cet instant béni par le calendrier, et mon plaisir est total.
Je verse un verre pour qu’Hervé le goûte. Hervé s’empresse d’en faire goûter à son père et je vois que le verre se retrouve sur la table d’un habitué, bien connu des Brousse.
Pour finir mon vin je demande un peu de fromage avant le dessert qui exclut tout accord et un Brie fourré à la noix est un très beau compagnon des derniers verres. C’est alors qu’arrive sur ma table un verre de Château Latour 1975 servi en demi-bouteille. C’est l’ami des restaurateurs, d’une table lointaine, qui avait goûté le bourgogne. Il me renvoie la balle avec ce bordeaux. Les deux vins ne s’excluent pas, quel que soit le sens de la dégustation. Le bordeaux est plus carré, solide, concentré. Le Grands Echézeaux a la narine plus frémissante. Le bordeaux est un seigneur en arme, le bourgogne est un poète romantique. Pour ce soir, c’est le bourgogne qui pianote de rares complexités qui emporte mon cœur, mais le Latour est un beau vin, de belle charpente et de belle vibration.
Avant de partir nous allons chaudement féliciter le chef qui a réalisé un repas très sensible, généreux, au cœur innombrable. Bravo au chef et à la famille Brousse d’avoir permis que nous passions un repas de grand bonheur.
les beaux verres gravés