Mon fils revient des Etats Unis, juste trois jours après son anniversaire. C’est l’occasion de fêter ça. Je repère en cave une bouteille de La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1943 qu’il faut boire, car le niveau ressemble à un mi-épaule /basse épaule selon le standard bordelais. La couleur du vin vue à travers le verre me plait. Pendant ma visite de cave, je vois une bouteille de Château Latour 1907 qui a perdu plus de la moitié de son volume. Je la pose à même le sol comme on la poserait dans un cercueil. Grandeur et décadence : collectionner les vins c’est s’exposer à ce type de problème, la mort inéluctable des vins. Et en couchant la bouteille de Latour, j’ai une pensée pour Michel Chasseuil, qui a la plus belle cave du monde, mais l’expose à la mort subite du vieux barbon, quand le bouchon a décidé de rendre l’âme.
Pensant que La Tâche pourrait avoir un problème, je choisis un Vega Sicilia Unico 1982 au niveau dans le col, qui devrait être la bonne sauvegarde.
A 18 heures, j’ouvre La Tâche et le bouchon vient entier, noir mais laissant apparaître le mot « Tâche ». La première odeur est divine. Il y a un insistant fruit rouge, framboise ou peut-être noir, de cassis, qui promet un grand moment. J’ouvre le Vega Sicilia Unico et la similitude de parfum est confondante. Car on retrouve le même fruit rouge, le même velouté, le vin espagnol ayant un peu plus de vigueur, mais pas tant que ça.
Ma femme, pensant qu’il y aurait un champagne au début, a prévu saucisson de canard, rillettes de canard et Pata Negra. Le dilemme pour moi est : « La Tâche en premier ou en second ? ». Le risque, c’est que le vin espagnol servi en premier écrase le bourguignon. Je décide que l’espagnol viendra en tête. Quitte à prendre des risques, autant les prendre tous. Le Vega Sicilia Unico 1982 est assez extraordinaire. Alors qu’il titre 13,5°, sa légèreté est incroyable. Son attaque est faite de fraîcheur. Il est frais, agréable, séduisant. En milieu de bouche, c’est à la fois une amertume contenue et un fruit rouge délicat. Et sur le final, c’est du velours sur du fruit rouge. Ce vin paraît facile à vivre, subtil, au velours rare. Il se boit avec une facilité déconcertante.
La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1943 est accompagnée d’un agneau de lait goûteux à souhait sur des tranches de pomme de terre juste poêlées. L’accord est divin. La couleur du vin est rouge encore et s’assombrira au cours de la soirée. La continuité avec le vin espagnol est étrange, car on retrouve le même fruit rouge et le même velours. Mais il y a une tension dans La Tâche qui n’existe pas dans le vin espagnol. Est-ce à dire que l’un serait meilleur que l’autre ? La Tâche est assurément plus complexe. Mais le Vega est plus fringant. Alors, laissons-les côte-à-côte. Plus on avance dans le vin, plus La Tâche est profonde. La lie de La Tâche est une merveille absolue. En sentant les deux fonds de verre, c’est La Tâche qui exprime plus de complexité. Ce vin, que j’ai acheté il y a trente ans, est peut-être le dernier que j’ai. J’en ai connu de plus fringants. Mais celui-ci a une âme devant laquelle on se recueille.
Comme j’avais parlé du Château Latour 1907, pourquoi ne pas le remonter de cave ? Il a perdu la moitié de son volume. Je tire le bouchon, excessivement gras et je suis étonné, car l’étiquette indique un reconditionnement en 1989. Ce n’est pas la première fois que je me suis fait surprendre, car le vin n’a pas été reconditionné en 1989, mais réhabillé. Ce qui veut dire qu’on a seulement mis une étiquette, sans changer le bouchon. Aucune inspection au château, seulement une nouvelle étiquette. Est-ce que le commissaire priseur l’a expliqué, j’en doute.
Le vin versé dans le verre est dépigmenté. A boire, c’est horrible. Ce qui est intéressant à constater, c’est que le bouchon sent bon, c’est que la bouteille, quand elle est vide, sent bon. Et c’est le vin servi dans le verre qui est horrible.
Pour ne pas rester sur cette impression, je sers à mon fils un verre de « Une Tarragone », des Pères Chartreux vers 1920. La précision de cet alcool est démoniaque. On imagine les Pères Chartreux travaillant depuis mille ans sur l’assemblage des herbes et des épices et qui, disons vers 1450, ont trouvé la pierre philosophale. A partir de ce moment-là, la question n’était plus d’améliorer, mais d’être sûr qu’on ne s’écarterait plus jamais de la recette miracle. Cette Tarragone est faite de la recette miracle. Le cocktail d’herbes, de fleurs et d’épices est unique, inégalable. C’est la folie absolue. Mon Père, absolvez-moi, car j’ai bu la plus démoniaque de toutes les liqueurs.