Ça fait tout drôle de quitter cet hiver interminable. Nous arrivons à l’Assiette Champenoise par un chaud soleil. Arnaud Lallement bavarde avec des amis et je leur montre ma méthode d’ouverture des vins en la pratiquant sur les deux bouteilles que j’ai apportées. Mon fils nous rejoint et sur la terrasse attenante à notre chambre nous buvons un Champagne Krug Grande Cuvée en demi-bouteille gentiment offert par l’hôtel. L’acidité est agréable, le vin est très équilibré. C’est bien agréable de le boire sous un soleil de printemps.
Nous allons ensuite sur la terrasse du bar pour continuer avec du Champagne Krug Grande Cuvée en bouteille cette fois pour attendre nos convives. Auparavant, j’avais mis au point avec Arnaud Lallement les deux plats qui accompagneraient mes vins. Olivier et Virginie Krug nous rejoignent. Le Krug Grande Cuvée, comme par hasard, devient encore meilleur quand Olivier est là, le dernier verre étant génial, ce qui tendrait à prouver que ce champagne s’améliore quand on en abuse. Je plaisante bien sûr.
Le menu préparé par Arnaud Lallement a des intitulés minimalistes mais une qualité maximale : asperges / Saint-Jacques / foie gras, tartine / homard bleu / pigeonneau / agneau / fromages / agrumes / 100% chocolat. Cela tranche avec les intitulés à rallonge où l’on vous indique le nom du fournisseur de beurre, de sel, de produits de la pêche, ainsi que la liste complète des épices utilisées.
L’un des sommeliers nous sert un champagne dont la bouteille est cachée par une serviette et je suis stupéfait de son excellence. Il est immensément raffiné, noble, subtil, délicat, tout en ayant une force contenue. Quel est-il ? Il ne peut pas s’agir du Clos du Mesnil, c’est évident, et j’ai du mal à reconnaître Krug. Or je vois mal Olivier demandant un autre champagne que le sien. Je n’avais pas pensé un seul instant à la réponse qui est évidente une fois que l’on sait : Champagne Krug Brut blanc de noirs Clos d’Ambonnay 1998. J’ai très peu d’expérience de ce champagne aux prix stratosphériques et j’étais resté sur ma faim, mais là, je dois dire que je suis conquis par la qualité exceptionnelle de ce champagne. Et je suis encore plus content d’avoir été impressionné sans savoir son nom.
Le champagne qui suit a des touches de couleur rosées discrètes ce qui pousse vers un champagne rosé, mais seule la vue y conduit, car en bouche le champagne très expressif a tout d’un blanc. J’avoue que je suis là aussi très impressionné par la qualité de ce Champagne Krug Brut Rosé sans année, beaucoup plus brillant et subtil que lors d’expériences précédentes. Il se confirmerait donc sur les trois champagnes qu’ils sont nettement meilleurs quand Olivier est là. Ou est-ce quand Virginie est là ? C’est difficile de le savoir. Toujours est-il que ces trois champagnes sont de première grandeur, l’Ambonnay se plaçant dans la catégorie des très, très grands champagnes.
A l’ouverture, le Château Latour 1934 avait un nez moins pur que le deuxième rouge. Lorsqu’on me sert, je ne suis pas très satisfait du nez, mais en bouche, c’est tout autre chose. Le vin est opulent, suave, velouté, bien charpenté. Arnaud Lallement à qui j’ai demandé qu’il goûte mes vins est conquis par ce Latour. Même si mes propos ont été plus sévères que ce qu’ils devraient être, même si je suis heureux qu’il se soit bien comporté, je n’ai pas eu le plaisir que j’attendais de ce grand vin.
C’est probablement parce que le Château Lafite-Rothschild 1947 est d’une perfection himalayenne. Ce vin a une couleur d’un rouge sang. Son parfum est plus envoûtant que le plus sensuel des parfums. Lorsque j’ai ouvert la bouteille vers 17 heures, j’aurais volontiers sauté de joie tant je touchais à la perfection la plus absolue des arômes d’un vin. En bouche, je ne crois qu’il serait possible de trouver bordeaux plus extraordinaire. J’ai souvent bu Lafite 1947 et celui-ci me semble à cent coudées au dessus des autres. Il a tout pour lui. C’est presque insolent tant il est sans le moindre défaut. Inutile de dire que je plane au firmament de l’absolu du vin. Un tel vin pousse à demander que le temps s’arrête et que l’on jouisse pour toujours de cette irréelle séduction, de cet accomplissement. Ce soir, avec ce vin, j’ai atteint mon nirvana gustatif. J’en tremble encore en l’écrivant. Les dernières gouttes, lourdes, de longueur infinie, sont un moment de méditation.
La suite du repas s’est accompagnée d’un Champagne Krug Grande Cuvée, mais j’étais encore dans mon rêve, celui de la grâce infinie de ce Lafite.
La cuisine d’Arnaud Lallement est d’un grand raffinement. J’ai eu du mal à comprendre le foie gras et sa tartine, car le goût du plat valse dans trop de directions. Mais pour tous les autres plats, c’est un festival de saveurs exactes, dosées et pertinentes. C’est de la très grande cuisine.
Ajoutons à cela un service impeccable, attentionné et intelligent, et l’on a la recette du succès. Ce qui frappe au niveau de l’hôtellerie, c’est la recherche de la qualité absolue. Tout est pensé, pour n’offrir que le meilleur.
Que reste-t-il de cette halte rémoise ? Un gigantesque Lafite 1947, un exceptionnel Clos d’Ambonnay 1998, une cuisine de haute qualité et l’amitié d’Olivier, Virginie et Arnaud. Ça fait beaucoup ! Vive le printemps !