Le 149ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Taillevent. C’est le dîner de la rentrée scolaire et, pour une fois, le thème est centré sur un domaine, le domaine Armand Rousseau. Comme nous serons douze, j’ai prévu treize vins.
A 17h30 tout est prêt pour que je puisse ouvrir les bouteilles déposées depuis une semaine. Mon rhume me handicape toujours, mais je pourrais détecter des défauts. Il n’y en a pas. Les vins d’Armand Rousseau, à l’exception d’une bouteille, provenaient d’une seule cave dont les bouteilles sont poussiéreuses. Il y avait évidemment des inconnues, mais la surprise fut belle. Le Sigalas-Rabaud 1896 au bouchon d’origine a un niveau dans le goulot, ce qui est exceptionnel pour cet âge. Il exhale un parfum divin.
Nous sommes douze, seulement des mâles, ce qui n’est pas mon désir mais le hasard des inscriptions. Sont représentés les Etats Unis, le Japon, le Danemark et la France. Il y a quatre nouveaux et deux convives dont c’est le deuxième dîner. L’autre moitié de notre groupe est formée d’habitués fidèles.
Nous prenons l’apéritif sur un Champagne Charles Heidsieck Royal 1969 au flacon extrêmement joli, tout en courbe avec une belle étiquette évoquant la forme d’une coquille Saint-Jacques. On entre de plain pied dans le monde des champagnes anciens, avec une richesse d’évocation de fruits jaunes et bruns. Le champagne n’est pas aussi glorieux que le Pommery 1953 de la veille, mais il a tout ce qui fait le charme des champagnes anciens. Il convainc tous ceux qui n’en avaient jamais bu.
Le menu créé par Alain Solivérès est ainsi composé : Tartare de bar de ligne parfumé au yuzu et amandes fraîches / Epeautre du pays de Sault en risotto aux cèpes de châtaignier / Mignon de veau de lait de Corrèze rôti aux légumes caramélisés / Suprême de pigeon de Racan en chausson feuilleté, foie gras et chou/ Deux Comtés et des noix / Douceur de mangue aux parfums de pain d’épices et de safran.
Etant un amoureux du champagne Salon mon avis ne sera pas objectif sur le Champagne Salon 1985 que j’adore. Un des convives nouveaux ayant posé des questions sur ce qui caractérise un vin « vieux », nous avons avec les deux champagnes une belle démonstration, car le Charles Heidsieck est « vieux » et le Salon 1985 est « jeune ». Il a la force vineuse de Salon, avec une jolie rondeur donnée par ses jeunes vingt-six ans. Le fruit est généreux, la bulle est active et la longueur est satisfaisante. J’aime beaucoup ce champagne qui n’a pas l’aspect glorieux du 1988 ou le caractère romantique du 1982, mais raconte de jolies choses.
Le Chevalier Montrachet Domaine Leflaive 1991 est magnifique. La couleur est celle d’un vin jeune, à l’or blanc, le nez est impressionnant car je le ressens même avec mon rhume, et en bouche, la puissance, la force, la pénétration gustative sont impressionnantes. Ce vin lourd et de forte mâche est un vrai régal, car ses vingt ans lui donnent une assise extraordinaire. Je l’ai beaucoup aimé. L’épeautre, plat signature du lieu, lui convient idéalement, mais il serait aussi le compagnon idéal de vins de toutes les couleurs.
Il y a huit vins rouges qui sont répartis en deux séries de quatre vins associées chacune à un plat. La première série est composée de : Gevrey-Chambertin Premier Cru Domaine Armand Rousseau 1972, Charmes Chambertin Domaine Armand Rousseau 1952, Clos de la Roche Domaine Armand Rousseau 1948, Clos de la Roche Domaine Armand Rousseau 1969. Celui qui tranche par rapport aux trois autres est le seul qui provient d’une autre cave, le 1969. Il a une couleur plus claire et fait jeune, alors que les trois autres sont des vins déjà évolués, avec une belle harmonie. Ce qui frappe d’emblée, c’est la similitude de style entre les vins. Et je me suis pris à rire intérieurement, car chaque fois que je changeais de verre, je me disais : « ah, c’est celui-là le meilleur ». Que c’est difficile de choisir entre ces vins. J’aime le 1972 car il a la discrétion de cette année assez gracile, j’aime le 1952 parce que c’est une année virile, pleine d’expression. J’aime le 1948 parce que c’est un Clos de la Roche et parce que l’année 1948 est souvent sous-estimée, et j’aime le 1969 parce que c’est le plus jeune, d’une grande année bourguignonne. Bien malin qui pourrait départager ces vins. Ce que l’on peut noter c’est qu’ils sont tous expressifs, remarquablement faits, avec une belle structure, un fruit présent dans les tons bruns et une trace poivrée dans le final qui est très jolie. Les vins un peu trop chauds font apparaître plus d’alcool que s’ils avaient deux degrés de moins.
La deuxième série comporte : Chambertin Domaine Armand Rousseau 1935, Chambertin Domaine Armand Rousseau 1947, Chambertin Domaine Armand Rousseau 1952, Echézeaux Joseph Drouhin 1947. La question est évidemment apparue : pourquoi un autre bourgogne ? J’ai répondu que c’est ma coquetterie. Je n’aime pas être enfermé dans des plans rigides, et d’ailleurs c’est exceptionnel que je fasse des repas à thèmes, d’où ce vin inattendu rajouté au programme. Dans cette série, il y a des vins extrêmement rares, car lorsque j’ai parlé de ce programme à Eric Rousseau qui serait venu s’il n’était en pleines vendanges, il m’a confié qu’il n’a jamais bu le 1935.
Sur une magnifique création d’Alain sur le thème du pigeon, la deuxième série crée la même impression que la première : on retrouve le style Rousseau et on est embarrassé pour désigner celui que l’on préfère. Ce qu’il y a de nouveau, c’est de sentir du café, du moka et du chocolat dans ces trois chambertins, surtout le 1952. J’aime le 1935 parce qu’il est d’une année subtile, très précieuse, j’aime le 1947 car l’année est rayonnante, ensoleillée et le 1952 s’impose par la force de son message, d’une année riche et complexe. A côté, l’Echézeaux Joseph Drouhin est d’une couleur d’un rubis beaucoup plus rouge, d’une clarté plus grande, et en bouche il est beaucoup plus joyeux. Il a donc sa place aussi pour faire un contraste avec la profondeur des vins d’Armand Rousseau. Au fil du temps, les vins s’épanouissent et les deux chambertins 1947 et 1952 se montrent les plus brillants.
Le Château Chalon Jean Bourdy 1911 qui a juste cent ans est un des plus brillants que j’aie jamais bus. Il est extrêmement facile à comprendre et à accepter, même si l’on n’est pas un grand amateur de vins jaunes, car son intégration et son harmonie le rendent très séducteur. Le vin est presque bourguignon tant il est accueillant, avec des notes légèrement citronnées. Les comtés de dix-huit et trente mois avec de petites noix fraîches créent un accord parfait. L’essai avec le reste du Chevalier Montrachet qui a gardé sa vigueur est particulièrement pertinent.
Le Château Sigalas-Rabaud 1896 a une couleur d’un ambre abricot. Son parfum est envoûtant et en bouche, c’est une pure merveille. Il a beaucoup plus de sucre que le Guiraud 1904 bu hier. Il est fascinant car il n’a pas d’âge. Il serait impossible de dire qu’il est évolué. Il est dans une expression équilibrée et parfaite, intemporelle. Les sauternes ayant une place importante dans mon amour du vin, je suis subjugué par cette précision et par l’accomplissement de ce vin parfait, archétype du sauternes idéal. Le dessert est le plus exact que l’on puisse imaginer pour ce vin.
Nous arrivons au moment des votes et il faut avouer que c’est très difficile. Je vais commencer à en parler en signalant une chose qui me fait un plaisir fou : ce repas comporte treize vins de ma cave. Alors que nous votons pour seulement cinq vins, tous les vins du dîner ont eu au moins un vote. C’est assez extraordinaire, car il n’y a aucun laissé pour compte, ce qui est rare pour treize vins. On comprendra que je sois assez fier.
Quatre vins ont été nommés premiers. Le Chambertin Domaine Armand Rousseau 1952 l’ été six fois, le Château Sigalas-Rabaud 1896 l’a été trois fois, le Chambertin Domaine Armand Rousseau 1947 l’a été deux fois et le Clos de la Roche Domaine Armand Rousseau 1969 l’a été une fois. On notera que le chambertin 1952 a reçu douze votes, ce qui veut dire qu’il est présent sur toutes les feuilles de votes. A côté de cet unisson, la disparité des votes est particulièrement forte.
Le vote du consensus serait : 1 – Chambertin Domaine Armand Rousseau 1952, 2 – Château Sigalas-Rabaud 1896, 3 – Chambertin Domaine Armand Rousseau 1947, 4 – Clos de la Roche Domaine Armand Rousseau 1969, 5 – Chambertin Domaine Armand Rousseau 1935.
Mon vote est : 1 – Château Sigalas-Rabaud 1896, 2 – Chambertin Domaine Armand Rousseau 1947, 3 – Chambertin Domaine Armand Rousseau 1952, 4 – Chevalier Montrachet Domaine Leflaive 1991, 5 – Chambertin Domaine Armand Rousseau 1935.
Ce dîner fut un grand moment d’émotion. Car rassembler autant de vins rares du domaine Rousseau est quelque chose que je ne peux faire qu’une fois. Par ailleurs, tous les vins du domaine Rousseau (mais bien sûr aussi tous les autres) étaient d’une présentation parfaite. Aucun vin ne nous a donné l’impression d’un vin fatigué, d’un vin au-delà de ses limites. Ce qui prouve la pertinence de la vinification de ce domaine, l’un des plus talentueux de la Bourgogne. Bipin Desai m’a complimenté sur la qualité des vins, ce que je reçois comme un honneur, car ses compliments sont aussi rares que ces vins du domaine Rousseau.
Alain Solivérès a fait une cuisine solide, assurée et d’une exécution parfaite. Ce fut l’un des plus grands repas que nous ayons faits au Taillevent, le pigeon méritant une mention spéciale tant il fut excellent et goûteux. Le fait de mettre quatre vins sur un même plat n’est pas idéal, car on ne profite pas à fond de chacun des vins. Il faudra travailler encore la coordination du service des vins avec celui des plats.
Avec des vins extrêmement rares et présents au rendez-vous que nous leur avions donné, avec une cuisine de très haut niveau, dans la magnifique salle lambrissée que j’adore, nous avons vécu l’un des plus grands repas des 149 de l’histoire de wine-dinners. Ça motive pour continuer.