Une nouvelle année de bulletins démarre sur par le chiffre 500.
Depuis près de douze ans j’ai adressé des bulletins. Arriver au chiffre 500 ne me laisse pas indifférent. Deux mille pages d’aventures où le vin est l’acteur principal, souvent jeune premier malgré son âge, c’est une étape importante.
Aussi, un petit coup de projecteur sur ce qui a été fait et ce que l’on projette de faire n’est pas inutile.
Pour les nouveaux lecteurs, ce sera le moyen de mieux me connaître au travers de ce qui a été réalisé. Pour les anciens, ce sera un moyen de repenser à ce qui a été fait.
Pour une fois, je ne le mets pas en pièce jointe. Je vous encourage à le lire.
500, c’est un chiffre rond, que je n’avais probablement pas imaginé lorsque le premier bulletin est paru le 17 décembre 2000. Pour le n° 100, une brochure a été faite avec les dîners que j’avais organisés. Il y en avait 33 à ce stade. Pour le n° 200, une autre brochure avec tous les dîners était dans le même esprit. Il y avait alors 76 dîners. Je n’ai pas voulu marquer les n°s 300 et 400 d’une attention particulière et j’ai hésité pour ce n° 500. Il ne faudrait pas ennuyer le lecteur par un discours « d’ancien combattant ». J’ai quand même décidé de raconter le parcours que j’ai eu la chance de suivre, pour une raison suffisante à mes yeux : le lectorat s’est fortement développé et des lecteurs ne me connaissent pas. Il faut expliquer, sans tomber dans l’écueil du plaidoyer pro domo ou des remerciements qui n’en finissent pas.
En 499 bulletins, j’ai évoqué les souvenirs de 9.475 vins. Les 159 dîners qui ont été organisés sous la bannière de « wine-dinners » ont fait ouvrir 1.762 vins, dont 636 de plus d’un demi-siècle, ce qui veut dire que dans les dîners il y a eu en moyenne plus de quatre vins de plus de cinquante ans.
Les bulletins ont aussi raconté beaucoup plus de vins bus en dehors de ces dîners, dans les séances de l’académie des vins anciens, dans des repas privés, entre amis ou en famille, lors des « casual Fridays » inventés entre amis et aussi lors de visites chez des vignerons ou lors d’événements organisés par des domaines et des châteaux. Pour fixer les idées, sur ces 499 bulletins, des vins de plus de cinquante ans aujourd’hui, donc d’avant 1963, sont au nombre de 2.446, soit à peu près cinq par bulletin, mais ce qui est plus marquant, c’est qu’il y en a plus de 200 par an, soit plus de quatre par semaine. Il y ainsi une mémoire du vin ancien qui s’est constituée au fil de ces onze années et demie. C’est bien dommage que les près de trente ans qui précèdent n’aient donné lieu à aucun écrit.
Tout a commencé vers 1977 par un Climens 1923 qui m’a fait chavirer de bonheur. C’était la première fois que je buvais un vin aussi ancien et jamais de ma vie je n’avais rencontré une telle harmonie, une telle complexité, une telle plénitude. Alors, entraîné dans une ronde folle par un épicier de banlieue qui organisait des dîners de vins anciens et par un expert en vins avec lequel l’épicier se laissait aller à des querelles d’école parfois fort dogmatiques, je me suis mis à boire des vins anciens éblouissants et à les collectionner avec frénésie et boulimie. Il me fallait tout avoir pour pouvoir tout boire. Entre mes deux mentors, les querelles d’écoles devenaient plus sonores et le club de l’époque s’est dissous.
Mais il y avait mes vins qui me suppliaient qu’on les boive ! Alors, tirant les leçons des dîners assez spontanéistes de mon ancien club, j’ai voulu créer des dîners de vins anciens avec l’envie de faire de la haute gastronomie, que je nomme sans être pompeux mais seulement ambitieux, de la « gastronomie ultime ». Il me semble en effet que lorsqu’un chef brillant crée un repas talentueux et équilibré, il est au sommet de son art. Mais s’il fait la même création pour des vins rares choisis dans un ordre étudié, il est encore plus haut que son sommet, car les vins donnent un supplément d’âme au talent du chef.
Lorsque les plus grands chefs m’ont fait l’honneur de créer des menus pour mes vins, ils atteignent un niveau de gastronomie qui dépasse les très beaux menus qu’ils offrent habituellement. Le talent est évidemment le leur, mais les vins font le reste.
Voici les chefs qui ont ensoleillé les repas de vins anciens, dans l’ordre de leur apparition dans mes dîners. Le premier dîner a été conçu par David Van Laer, grand amoureux des vins, chef du Maxence, qui m’a permis d’étrenner la formule des dîners de wine-dinners le 21 décembre 2000. Nous avons fait ensemble trois repas dont il a créé les menus. Le second est Patrick Pignol, grand amateur de vins, avec lequel j’ai fait vingt repas. Ensuite, c’est le restaurant Laurent, avec Philippe Bourguignon et Alain Pégouret qui m’ont fait le plaisir de vingt-huit repas. Guy Savoy a conçu des plats merveilleux pour huit de mes dîners, Alain Dutournier, lui aussi grand amoureux des vins, a réalisé huit repas. Frédéric Anton au Pré Catelan a créé cinq repas. Au Cinq, Philippe Legendre a conçu quatre repas avec la complicité d’Eric Beaumard. Au Bristol, Eric Fréchon a conçu treize dîners. La Grande Cascade m’a accueilli sept fois, d’abord avec Richard Mebkhout trois fois puis Frédéric Robert quatre fois, qui pourrait compter pour cinq car il a participé aussi à un dîner d’Alain Senderens.
Ensuite, grâce à l’amitié de Pierre Lurton, j’ai eu l’immense chance de pouvoir organiser trois repas au Château d’Yquem et chaque fois Marc Demund a accompagné brillamment le voyage avec des vins mythiques. Jean-Pierre Vigato, dans son magnifique écrin d’Apicius, a été notre hôte actif quatre fois. Gérard Besson, qui a un grand sens des vins anciens a conçu sept repas mais aussi beaucoup d’autres des « casual Fridays » qui réunissaient quelques amis autour de vieux flacons. Guy Martin du Grand Véfour a été le complice de trois repas. C’est dans son restaurant que Tomo, mon ami japonais et moi, filmés pour le film « les quatre saisons de la Romanée Conti » avons bu, à deux pour le déjeuner, les Romanée Conti 1986 et 1996 que nous avions apportées pour le film. Christian Le Squer, dans le restaurant gastronomique de Ledoyen a réalisé onze brillants repas.
Ce n’est qu’au 27ème dîner qu’apparaît le restaurant Taillevent, alors que j’avais consulté Jean-Claude Vrinat bien avant les débuts de wine-dinners en lui demandant de précieux conseils. Si j’avais interrogé ma mémoire avant de consulter mes fichiers, j’aurais volontiers dit que Taillevent était au tout début de mes dîners. Nous nous sommes rattrapés en réalisant avec Alain Solivérès treize dîners, d’abord avec Jean-Claude Vrinat, puis avec Jean-Marie Ancher. Lorsque Yannick Alléno est arrivé au Meurice, nous avons tout de suite réalisé de magnifiques dîners. Il y en a eu cinq mémorables, dont le 50ème, filmé pour le journal de 20 heures d’un dimanche soir sur France 2.
Le chaleureux Jacques Le Divellec nous a éblouis quatre fois dans son restaurant. Trois fois nous avons profité de l’immense talent de Pascal Barbot de l’Astrance.
C’est le Château de Saran, la demeure de réception du groupe Moët & Chandon qui, grâce à Jean Berchon, a accueilli le 100ème dîner, puis le 150ème dîner parce que nous avions pris goût aux chiffres ronds, sur la cuisine de Bernard Dance.
Viennent ensuite deux expériences qui ont une saveur particulière pour moi, car c’est un privilège rare. J’ai pu réaliser deux dîners au restaurant « Maison Boulud » à Pékin et Daniel Boulud, le chef lyonnais qui a trois étoiles à New York a pris en charge lui-même la réalisation des plats que j’ai analysés et commentés avec lui avant les repas officiels pour créer des accords de grande précision.
Alain Passard a créé deux beaux repas à l’Arpège et Christopher Hache, le jeune et talentueux chef des Ambassadeurs du Crillon a été intéressé de créer pour mes vins. C’est aussi deux repas qu’a réalisés Michel Rostang dans son beau restaurant.
Il y a eu en outre des expériences uniques mais passionnantes comme le dîner au restaurant Lucas Carton où j’ai ouvert la première Romanée Conti de mes dîners. Nous aurions volontiers continué avec Alain Senderens, mais il a estimé que dans sa nouvelle formule, il n’avait pas les moyens d’aller aussi loin que ce qu’il avait fait pour ce dîner. C’est aussi au restaurant « le Gavroche » avec Michel Roux, à l’Oustau de Baumanière avec Jean-André Charial, dans un hôtel particulier sur le Parc Monceau avec Dominique Saugnac de « Terre de Truffes » sous le patronage de Bruno de Lorgues, à l’Ecu de France où la famille Brousse nous a gentiment accueillis, au domicile de mon ami Jean-Philippe Durand pour un dîner spécial organisé pour des membres d’un forum de vins. Pierre Gagnaire, dont la créativité n’est normalement pas tournée vers le vin, a accepté de jouer le jeu de mes vins et a fait un repas sublime. Un membre du Yacht Club de Monaco m’a demandé de réaliser un repas pour ses amis et lui dans son club. Ce fut un grand succès et le plus étonnant est que le club a fait construire une table par un menuisier, selon les plans que j’ai suggérés. C’est une implication remarquable. Il y a aussi un dîner au domicile de mon ami Tomo, où les vins ouverts justifiaient le classement parmi ces dîners d’exception.
La confiance de grands chefs qui ont accepté de créer pour mes vins est un atout très important pour atteindre cette « gastronomie ultime » que je souhaite susciter.
Les repas n’existeraient pas sans convives ! Il est certain que sans eux je n’aurais pas pu ouvrir autant de belles bouteilles. Cinq ou six convives dépassent les vingt participations dont une femme chef d’entreprise, deux chefs d’entreprise et un avocat poète. De très nombreux convives sont revenus, car une fois que l’on a pris le virus des vins anciens, on a l’envie de succomber à nouveau. Parmi ceux-ci je signalerai mon ami Steve, collectionneur américain, avec lequel nous avons partagé en privé des bouteilles sublimes, et Bipin Desai, qui m’a beaucoup appris, en organisant des dégustations exceptionnelles des vins de grands domaines. C’est grâce à lui que j’organise chaque année un dîner de vignerons. Nous ferons en décembre le 12ème de ces dîners avec des vignerons amis.
L’autre activité de partage, l’Académie des Vins Anciens est née le 17 décembre 2004 lors d’une conférence « pré-inaugurale » à l’hôtel de Crillon. L’objectif de l’Académie est que les amateurs de vins qui ont en cave des vins anciens les partagent entre eux. « Il faut faire sortir les vins anciens des caves », alors que trop d’entre eux sont en train de mourir puisque, pour leur propriétaire, « ce n’est pas le moment de les ouvrir » ou bien ils estiment qu’ils n’ont pas d’amis avec lesquels les partager. Il y a trop de caves statiques, figées. L’Académie, à l’instar du mouvement de libération des nains de jardin, si l’on permet cette comparaison, veut « libérer » les vins anciens pour qu’on les boive dans les meilleures conditions.
Nous avons fait 18 séances avec des amateurs passionnés et fidèles. Nous avons eu la chance que beaucoup de vignerons accueillent cette création avec amitié. Aux fonts baptismaux, il y avait Jean Berchon de Moët, Bernard Hervet de la maison Bouchard, Jean-Marc Bichot de la maison éponyme, Violaine de Lencquesaing de Pichon Comtesse, Bernard de Laage de Meux de Palmer.
De nombreux vignerons sont venus nous rejoindre, apportant leur soutien à cette initiative. Didier Depond, président de Salon, Pierre Lurton, président d’Yquem et de Cheval Blanc, Aubert de Villaine, cogérant de la Romanée Conti, Richard Geoffroy maître de chais de Dom Pérignon et beaucoup d’autres encore que l’on m’excusera de ne pas citer. Mais celui qui fut le plus fidèle des fidèles, vantant les mérites de l’académie à chacune des séances, fut le regretté Jean Hugel. Une amitié forte est née avec ce grand vigneron truculent.
Depuis l’an 2000, il y a eu tellement de moments heureux que je n’en citerai qu’un. Jean Hugel m’ayant pris en amitié m’avait invité chez lui avec mon épouse et m’avait montré sa cave personnelle où figurait l’un des plus grands vins du monde, un Constantia d’Afrique du Sud de 1791 qu’il possédait en commun avec un ami allemand qui ne lui avait pas donné signe de vie depuis de nombreuses années. Cette bouteille était une de ses fiertés. Lorsqu’il est mort en juin 2009, j’ai décidé que le dîner qui suivrait serait en son honneur. C’était le 121ème. J’avais inclus un vin dont Jean était fier : Riesling Vendanges Tardives Sélection de Grains Nobles Hugel 1976. J’ai invité Etienne Hugel, l’un de ses neveux, à se joindre à ce dîner et le jour dit, Etienne m’annonce qu’il viendra avec un flacon. Ce serait sûrement un vin de la maison Hugel qui trouvera sa place dans ce dîner. Il est en fait venu, ayant recueilli l’autorisation de Simone, la veuve de Jean, avec le Constantia d’Afrique du Sud de 1791. On peut imaginer la surprise des convives du dîner qui ne savaient pas qu’ils allaient boire un vin de 218 ans qui reçut le vote de premier aussi bien pour l’ensemble de la table que pour moi. Des preuves d’amitié de cette intensité sont rares.
Mille autres anecdotes mériteraient d’être citées, comme celle de la plus vieille bouteille que j’ai bue dans la banlieue de Rennes, de 1690 environ, ou celle découverte dans les gravats de la cave de l’abbaye de Saint-Vivant qui, ouverte devant des scientifiques, avait, oh surprise, un bouchon neuf (relisez le bulletin 460). Mais je voudrais plutôt parler du futur.
La première de mes motivations est de faire ouvrir les bouteilles anciennes qui dorment dans les caves pour qu’elles soient partagées. Avec la complicité de la maison Bouchard, j’ai pu organiser un dîner où des amis suisses généreux ont apporté Lafite-Rothschild 1844 et 1858, et ce au moment où la Chine connaissait la folie tarifaire pour Lafite. Ils apportaient un pactole. Leur générosité a eu un effet d’entraînement, puisque les cinq derniers vins de ce dîner avaient un âge moyen de 155 ans, et furent tous sublimes. Créer des occasions pour ouvrir des bouteilles mythiques est mon objectif. Ainsi par exemple, ayant la chance d’avoir des champagnes des deux bateaux qui ont coulé dans les mers froides du nord, j’ai envie qu’on les compare lors d’un dîner prestigieux. J’aimerais que tous ceux qui ont des bouteilles rarissimes les ouvrent pour les partager dans les meilleures conditions, que ce soit avec moi ou sans moi, mais avec moi c’est encore mieux, on l’imagine volontiers. Et je voudrais aussi, grâce à l’académie des vins anciens, que les vins « fantassins » aient aussi leur chance, car les surprises sont toujours au rendez-vous quand on sait ouvrir les vins, raison pour laquelle j’en parle tant dans mes bulletins.
« Ouvrir, ouvrir, ouvrir », telle est mon obsession. Par ailleurs, ayant eu la chance de boire 158 millésimes (11 du 21è siècle, 97 du 20è siècle, 43 du 19è, 6 du 18è et un du 17è siècle), j’aimerais que mes notes restent un témoignage de la grandeur du vin à travers l’histoire. Etre l’une des mémoires du vin serait un grand accomplissement de ma passion.
Alors, la vie est courte comme vient hélas de le rappeler le décès subit de Patrick Ricard. Il n’y aura probablement pas de bulletin n° 1000 sous ma plume. Mais si je peux susciter des envies de boire des trésors incommensurables de l’histoire du vin, je pourrai me dire que je n’aurai pas été totalement inutile dans la mise en valeur d’un patrimoine historique qui est une spécificité du vin en général et du vin français en particulier, lui qui fait tant vibrer mon cœur.