Il est extrêmement intéressant d’avoir un déjeuner au George V juste après le dîner au Yam’tcha. On change de monde. Cet hôtel est le concentré du luxe le plus absolu. Les perspectives peuplées de fleurs invraisemblables dans leur profusion sont absolument uniques. Elles forment des décors de théâtre ravissants. Dans les ors, les stucs et les lourdeurs assumées, on se prend au jeu du luxe étalé. C’est décadent, mais on s’y sent bien. Je suis invité par mon ami chinois qui m’avait permis de faire deux dîners à Pékin avec Daniel Boulud, le chef trois étoiles de New York. Il est venu avec une ravissante jeune femme qui fait commerce de vins en Chine. Il a des projets assez grandioses et veut me parler de certains.
La salle à manger est toujours aussi confortable. Ma femme n’aime pas le côté « too much ». J’adore. J’ai le souvenir du temps où, jeune cadre, je prenais le TEE, le Trans Europe Express de Paris à Bruxelles, où le petit-déjeuner était servi sur des nappes blanches par des maîtres d’hôtel en gants blancs. Tout ce qui y ressemble flatte mon goût du luxe.
Le fait que le George V ne soit pas dans les huit hôtels français qui ont eu le label de « Palace » défie l’entendement, car tout ici respire la volonté de servir, avec une exigence sensible.
Nous choisissons le menu du déjeuner dont le prix n’est pas supérieur à celui du dîner au Yam’tcha. On imagine volontiers que les frais de structure ne sont pas du même registre. La carte des vins du restaurant, malgré la si diligente compétence d’Eric Beaumard, met le vin hors de portée du commun des mortels, bien sûr, mais aussi du rare des mortels français, car seuls de richissimes étrangers peuvent suivre ces offres aux coefficients multiplicateurs obèses.
A peine sommes nous assis qu’un sommelier que je connais bien noie nos verres sous le Champagne Comtes de Champagne Taittinger 1999. Le champagne est un peu dosé, surtout quand j’ai la mémoire du Substance de Selosse. Mais il se boit de façon gourmande, car il a une séduction naturelle sympathique. Les premiers acras que nous croquons sont un peu gras. Les suivants sont idéaux. Le choix que j’ai fait dans le menu est : sardines fraîches de Saint-Gilles-Croix-de-Vie tartare, grillée, tempura, petite bouillie en gelée / cabillaud (dont je n’ai pas retenu l’intitulé) / fruits rouges en cocktail en gelée d’hibiscus, caillé de brebis, mousseux au basilic.
Le contraste avec la cuisine d’Adeline Grattard, élève de Pascal Barbot qui vole de ses propres ailes est saisissant, car, à mon goût, Eric Briffard joue le jeu du talent du meilleur ouvrier de France. De ce fait, on a un festival technique qui vaut à lui seul dix repas, mais on perd un peu de cohérence et d’émotion. Ainsi pour la sardine, poisson extrêmement intense que j’adore, on a un festival de saveurs délicieuses, mais il s’agit d’un patchwork talentueux et non pas d’une cohésion.
Mon ami a choisi le canard alors que j’ai choisi, comme la ravissante May, le cabillaud. Dans le livre des vins, il y a une relative bonne pioche qui est Château Rayas Chateauneuf-du-Pape 2006. Je demande à May, qui parle un anglais qui oblige mon ami à traduire chaque phrase, de prendre la chair du cabillaud seule. Et avec le Rayas, il se passe une magie gustative de première grandeur. Ce 2006 est assez hallucinant. Il a à la fois le velouté d’un vin plus chenu, la facilité des grands vins, quand tout s’harmonise comme si c’était si simple, et cette énigme que j’adore dans le Rayas, inclassable parmi les Chateauneuf-du-Pape. Ce qui me frappe, c’est sa faculté d’adaptation. Il n’a évidemment aucun défaut et il n’a pas d’âge ! Il est parfait comme il est même si l’on sait que quelques années vont lui apporter des qualités supplémentaires. Je ne l’ai pas trouvé bourguignon, comme cela arrive souvent sur des années plus faibles. Je l’ai trouvé Chateauneuf-du-Pape, très serein, très force tranquille, avec un velouté en début de dégustation qui fait place à un équilibre qui signe le très grand vin.
Je suis ravi d’être revenu au Cinq dont j’avais fait l’école buissonnière. Le talent d’Eric Briffard est exceptionnel, mais fort humblement, je lui suggèrerais de moins le montrer, car même sur un dixième des complexités qu’il a réalisées, on saurait que c’est de la grande cuisine. Et on y trouverait une cohérence gustative rassurante pour les vins. Quand on sait que le prix du repas est 22 fois moins cher qu’un Krug Collection 1981, on dit bravo au prix du menu et … chut, je ne le dirai pas. Le service est d’un niveau inégalable. Cette cure de luxe devrait être conduite à dose homéopathique et évidemment remboursée par les organismes sociaux.