Epuisé après de nombreux dîners, je suis dans le hall 4 de l’aéroport d’Orly, attendant mon vol, lorsque mon téléphone vibre. « François, j’ai un beau poisson, un gros, et j’aimerais te montrer que les gros poissons sont goûteux ». Je n’ai qu’une envie, c’est de me terrer sous terre, de jouer les taupes, les vers de terre, et de fuir tout ce qui bouge autour de moi. Et voilà que dans mon microphone une voix qui ne peut être que la mienne répond : « j’arrive ».
Yvan Roux n’est pas un cuisinier. C’est le pape des cuissons. C’est une grosse différence car je suis sûr que s’il s’aventurait à vouloir cuisiner, il perdrait le sens des cuissons. Mais Yvan est aussi du monde des pêcheurs. Une belle prise, c’est une belle prise. Aussi, lorsqu’il montre à ses hôtes quelques pêches récentes, il annonce : « regardez-moi cette belle pièce ». Car un gros poisson, c’est la fierté du pêcheur, mais aussi du cuiseur.
Yvan a admis que j’eusse ce propos iconoclaste : « je préfère la chair des petits poissons ». Et ceci se vérifie sur les poissons et les crustacés. Il y a une fierté à proposer une énorme langouste. Mais mon crédo est : « small is beautiful ». Le seul poisson qui supporte d’être gros, à mon sens, c’est le turbot, car l’épaisseur crée une mâche spéciale. Pour tous les autres, à mon goût, c’est le petit qui l’emporte.
Le challenge doit plaire à Yvan. Il m’intéresse aussi puisque je suis là. Je suis seul aussi le champagne Delamotte non millésimé fera très bien l’affaire. C’est un champagne un peut strict, voire un peu amer, mais très pur et dont la trace vineuse s’adapte à beaucoup de situations.
Le Pata Negra est goûteux et très gras, ce que j’adoucis avec de la baguette. Et la réflexion qui me vient est que le pain et la viande rouge s’accommodent particulièrement bien, ce qui justifie le succès de Mac Donald.
Yvan a fait frire des beignets de fleurs de courgettes aux anchois qui sont gourmands. Le champagne a adopté un profil de soir d’élection où il n’y a que des vainqueurs ou des incompris. Il s’adapte à chaque situation sans toutefois créer d’émotion intense. C’est un bon champagne, mais j’en bois de trop bons comme on dit dans le langage djeune.
Sur mon assiette deux demi-homards. Dessous, plus volumineux, un homard femelle. Dessus, plus maigre, un homard mâle. Il est très net que le mâle est plus ferme et plus goûteux. Les cuissons sont superbes. En mangeant, célibataire d’un soir, je me mets à penser. Que commande l’esthétisme du gourmet ? Faut-il comme un mineur de fond explorer chaque galerie des méandres de la carcasse de chaque homard ou se contenter des bouchées qui expriment l’ultime du goût ? Il faudrait sans doute que la queue soit servie dans son simple appareil et que la tête et les alvéoles servent à composer une préparation plus typée. Lorsqu’Yvan, venant recueillir mon verdict, me lance : « je savais que tu étais porté sur les mâles », j’ai eu peur que des oreilles indiscrètes ne le crussent assez.
Un épais matelas de mérou arrive sur une assiette plombée d’aulx confits. Il faut reconnaître que la cuisson d’Yvan est exceptionnelle. Ce mérou, dont Yvan m’a choisi la partie la plus tendre est absolument délicieux. Je reconnais la « mâche » d’un gros poisson, avec ce que cela comporte de pâteux, mais je reconnais aussi une tendreté exceptionnelle avec une personnalité pure et affirmée. Alors, que conclure ? C’est certainement le meilleur mérou que je n’aie jamais mangé. Mais la sensation de « gros poisson » est quand même présente, ce qui limite mon plaisir.
Je refuse le fondant au chocolat pour des fraises des bois au parfum entêtant, une glace vanille aux grains de raisin et rhum.
Comme s’il fallait jeter quelques roses sur le deuil de mon régime, Yvan m’apporte une cuiller de caramel qui se lèche comme un bonbon. Suis-je le Sisyphe de mon régime ?