Robert Parker, le personnage incontournable du monde du vin a créé des sites internet où, moyennant finances, on peut obtenir des informations sur les vins. En dehors de ces sites payants, il avait ouvert un forum où tous les amoureux du vin pouvaient échanger des informations, avec le côté foisonnant et non hiérarchisé qu’ont tous les sites où l’on cause. J’étais venu parler de vins anciens sur ce forum très riche où des avis s’exprimaient dans toutes les directions possibles.
Un jour, Robert Parker a décidé que le forum deviendrait payant. Beaucoup, comme moi, ont réagi à cette décision. Un forum est une place de village rendue universelle par la magie de la transmission sans distance, où l’on vient bavarder librement. Si l’on me demande de payer pour aller sur l’agora du village, je reste chez moi. Nous fumes nombreux à refuser de suivre Robert Parker dans cette voie.
Un site d’amateurs devint rapidement le « refuge » des exilés du forum de Robert Parker. J’aurais pu ignorer ce site si un ami ne m’avait alerté sur le fait qu’on disait du mal de moi de façon insistante. Il faut savoir que sur internet, tous les aigris peuvent cracher leur venin en toute impunité. Prévenu par un membre du forum, je suis allé sur la discussion dont j’étais l’accusé public pour expliquer qui je suis.
Par un réflexe dont seuls les américains sont capables, la diatribe contre moi se transforma rapidement en un accueil dont la chaleur est tout à fait étonnante. Parmi les membres de cette nouvelle communauté, j’ai conversé avec un autrichien de Graz, amoureux fou des vins et notamment des vins anciens.
Il m’annonce sa venue en France, dans le sud, et m’exprime son envie de partager des vins avec moi. Je lui suggère que nous nous retrouvions chez Yvan Roux.
Un ami fou de vins anciens qui me faisait souvent signe pour partager de grands moments chez Yvan Roux avait été muet. J’appris qu’un méchant accident de moto l’avait gravement handicapé. Connaissant cette nouvelle, et observant son retour à la vie, il apparut qu’une visite chez notre restaurateur fétiche était possible. Il vint accompagné de son épouse et d’amis.
C’est donc une table de onze qui s’organise à déjeuner chez Yvan Roux, avec mes amis de longue date, et un autrichien inconnu, sa femme et ses deux fils. Gerhard et sa famille arrivent chez nous. De nombreuses bouteilles, ouvertes depuis longtemps, sont dans une caisse isotherme. Il faut vérifier que les températures sont bonnes.
Nous nous rendons chez Yvan Roux, et nous choisissons parmi tous les apports, plus nombreux que ce que nous pourrons boire, ce qui se mariera le mieux avec le menu d’Yvan.
Le champagne Henriot Cuvée des Enchanteleurs en magnum 1990 cohabite avec un nouveau Pata Negra Cinco Jotas, bien gras au goût de noisette. Le champagne bien jaune mirabelle est dans une expression de joie de vivre. On sent qu’il s’est épanoui et qu’il en est heureux. Avec le jambon, il se régale du gras qui renforce sa bulle.
Nous passons à table et le vin d’un ami autrichien de Gerhard, un Stefan Potzinger, sauvignon blanc « Joseph » 2005 se confronte à un carpaccio de pélamide et roquette. C’est un vin intéressant, qui titre 14°, avec une fraîcheur de vin de Loire, où le citron est bien marqué, mais pour moi, cela manque de complexité. C’est un exercice de style charmant, mais peu au-delà. Le carpaccio est fondant, nettement plus doux que le récent que nous avons mangé.
Sur un tartare de liche au gingembre et des fleurs de courgettes en tempura, c’est un Montrachet réserve de la reine Pédauque 1937 qui offre sa robe ambrée. Si l’on admet que ce Montrachet de 73 ans n’a plus grand-chose à voir avec un Montrachet actuel, on ne peut qu’applaudir devant la précision élégante de ce vin. Plusieurs amis pensent que ce Montrachet est jeune, mais je trouve qu’il fait vraiment son âge. Il a une belle maturité et une complexité aguichante. C’est un grand vin. Ce qui me plaît le plus, c’est son équilibre, qui laisse en bouche une grande impression de sérénité.
Nous passons maintenant au thon « cru-cuit » selon l’expression de Babette, la femme d’Yvan, préparé au sésame torréfié. C’est un Châteauneuf-du-Pape Beaucastel 2001 qui vient se confronter à son goût délicieux. Et je suis très favorablement impressionné par ce Beaucastel qui a trouvé une maturité qu’on pourrait ne pas espérer. Le vin est riche, puissant, mais sacrément gracieux.
Le temps fort du repas, ce sont les langoustes et les cigales qui nous sont servies, dans la virginale vertu de leur cuisson minimaliste. La Côte Rôtie Côte Brune Joseph Jamet 1982 est tout simplement merveilleuse. Je n’imaginais pas qu’une Côte Rôtie puisse avoir cette grâce. Ce vin est élégant, délicat, ciselé, et je suis sous le charme, pensant qu’il serait difficile de faire plus grand. Chaque gorgée me transporte dans un monde de douceur et de précision. Gerhard évoque la Mouline, mais je pense que ce vin est plus gracieux que la Mouline, qui dispose d’une force herculéenne.
Nous recevons ensuite une « minute » de mérou accompagnée d’une purée de pomme de terre à l’ail confit. Le Château Rayas Châteauneuf-du-Pape 1970 qui l’accompagne est impressionnant, car il a la trame historique de Rayas, sur une expression extrêmement tranquille. C’est la sérénité qui impressionne. Gerhard et Siegrid sont étonnés qu’on ait pu associer des vins rouges avec des crustacés et des poissons et que cela marche aussi bien. Les chairs des crustacés et des poissons sont d’une précision absolue.
J’avoue que je suis assez confondu de constater qu’un inconnu, puisque les relations sur un forum ne donnent aucune indication sur celui que l’on rencontrera, ait pu apporter deux vins d’aussi grande valeur que cette Côte Rôtie 1982 à l’élégance aussi rare, et ce Rayas aussi serein. Et tous les propos de Gerhard respirent la passion. Je me suis d’ailleurs gentiment moqué de lui, car lorsqu’il est arrivé chez Yvan Roux, alors que tout le monde est sans voix devant le spectacle de la mer qui s’offre aussi généreusement à notre vue, il n’a même pas regardé autour de lui : une seule chose le concernait : que ses vins trouvent les bonnes températures.
Tous ses propos respirent l’amour du vin ; il est compositeur et professeur de composition musicale, sa femme est violoniste, et l’on sait que les musiciens ont un sens aigu du vin. Nous parlions, nous parlions, et Gerhard veut aller chercher le vin de dessert qu’il a mis au frais. Il contourne la table, et nous entendons un immense « plouf ». Car chez Yvan notre table est installée dans la salle centrale, devant la piscine qui nous sépare de la terrasse qui ouvre sur le panorama magique de la baie de Giens. C’est un fou rire qui a accueilli la subite plongée de Gerhard. Ses deux fils, Mathias et David, sont gênés que leur père soit le sujet d’un événement aussi cocasse, mais Gerhard va se changer et nous buvons un Longuicher Maximiner Herrenberg Riesling Trockenbeerenauslese 1976. Les rieslings allemands ont un équilibre assez impressionnant. Le vin est doré, avec une couleur incroyablement intense ; le nez est riche, mais c’est en bouche que tout se joue. Il y a la richesse, les fruits jaunes riches, et il y a la finesse et la fraîcheur. Le soufflé à la vanille n’apporte rien au vin d’une rare profondeur. Sa complexité est quasi infinie. Sur une truffe au chocolat, l’accord avec le Maury Mas Amiel 15 ans d’âge vers 1980 est transcendant. C’est un bonheur simple.
Nous finissons sur un champagne Perrier Jouët rosé 1969 qui est d’une rare élégance. Le dernier que j’avais ouvert était fatigué. Celui-ci est d’une belle jeunesse, et ce rosé intense, riche, goûteux, et plus profond que ce que j’attendais est ravissant. Il se sirote sans fin.
Les seuls votes que j’ai collectés sont ceux de Gerhard et le mien. Gerhard dit : 1 – Rayas 1970, 2 – Mas Amiel 15 ans d’âge, 3 – Côte Rôtie 1982, 4 – Montrachet 1937.
Mon vote est : 1 – Côte Rôtie 1982, 2 – Rayas 1970, 3 – Riesling 1976, 4 – Beaucastel 2001.
Recevoir un correspondant d’un forum, c’est une loterie. Jamais je n’aurais pensé toucher le gros lot avec un vrai amoureux des vins anciens et grand connaisseur de vins de grande émotion. Nous sommes appelés à nous revoir.