Le George V (Four Seasons) a trouvé une formule extrêmement intéressante d’un dîner autour d’un livre et son auteur et d’un vin et son auteur. L’écrivain est interviewé par Olivier Barrot et le vigneron est présenté par Eric Beaumard avec sa verve légendaire et des commentaires sur les mets et les vins d’une justesse éclairante et d’une poésie radieuse. Comme la chance sourit aux meilleurs, Philippe Claudel venait de recevoir la veille le Prix Goncourt des lycéens pour son livre « Le rapport de Brodeck ». C’est l’indice d’une aptitude à captiver la jeunesse. Sa deuxième chance est d’être invité en même temps que le Château Latour présidé par Frédéric Engerer, qui est à la tête de la propriété appartenant à François Pinault depuis une quinzaine d’années. Chance supplémentaire, Frédéric Engerer est particulièrement généreux sur le choix des années et sur les quantités. La chance encore quand Philippe Legendre fait un repas d’une excellence rare dont voici le menu : petits amuse bouche dont langues d’oursins, huîtres chaudes et Saint-Jacques crues cuites / pâté en croute traditionnel de palombe, gelée à l’aigre doux / tarialini à la truffe d’Alba / homard fumé et rôti à la choucroute fraîche et aux graines de moutarde / royale d’aubergine à la truffe noire / millefeuille glacé à la mandarine et nougatine comme un vienetta / café et mignardises.
C’est du grand Legendre et la royale d’aubergine est un des plats les plus subtils que l’on puisse goûter, d’un niveau dépassant largement la norme du trois étoiles. Cela annonce, je l’espère, un retour proche en tête de classe.
Le champagne de bienvenue est un Diebolt-Valois de Cramant ce qui me fait plaisir car j’avais eu la chance de visiter la cave où des 1953 et 1976 furent de petites merveilles. Avec les amuse-bouche, c’est un festival d’accords joyeux.
Les vins sont servis en trois séries de deux, avec la faculté d’être resservi ce qui est un luxe apprécié.
Le Forts de Latour 2005 a un nez de vin vraiment très jeune, et l’écart de senteur avec le Château Latour 2005 est spectaculaire. Il y a dans le Latour 2005 une race et une noblesse remarquables. Le goût du Forts de Latour est très franc, charnu, un peu amer. Le Château Latour que j’aurais attendu trompetant est calme, moins exubérant que je n’imaginais. J’aurais bien vu plus de puissance, mais la sagesse de ce vin est exemplaire.
Le nez du Forts de Latour 2003 est de pierre à fusil. Le Château Latour 2005 après quelques minutes se referme un peu mais montre l’esquisse d’une structure énorme. Un peu de poivre apparaît en fin de bouche. Le Forts de Latour a des tannins forts alors que le Château Latour 2005 est un vin plus enlevé.
Le Forts de Latour 2003 trompe son monde. J’imagine volontiers qu’à l’aveugle, il en remontrerait à beaucoup de premiers vins. C’est une bombe, et c’est bon. Il y a toujours une signature d’amertume, comme pour le Forts de Latour 1996 qui a aussi un nez soufré. Le 2003 est taillé pour lutter avec les plus grands. Il est éblouissant. Le 1996 me paraît plus limité même s’il est intéressant. Je lui trouve quelques notes végétales. L’âpreté des trois Forts de Latour est une constante. Je suis assez impressionné par le 2003, même si Frédéric Engerer me dit que c’est le Forts de Latour 2005 qui va terrasser toute compétition. Ce 2003, si on laisse de côté la signature d’amertume, a une élégance assez spectaculaire.
Le Château Latour 2001 a un nez très subtil. On sent une très grande structure. En bouche, il est charpenté, grand et prometteur. Frédéric Engerer dit avec raison que ce 2001 est dans la ligne historique de Latour. Il est velouté, de très bel équilibre.
Avant de passer au dernier vin, je reviens au Château Latour 2005 qui a une opulence calme de vin très complet. Le Château Latour 1990 a curieusement aussi un nez soufré. En bouche, ne cherchons plus, c’est cela que nous voulons boire. C’est tout simplement exceptionnel. C’est un vin géant qui a encore beaucoup à développer car malgré ses dix-sept ans, il va mûrir encore. La royale d’aubergines d’une subtilité raffinée propulse encore le Château Latour 1990 à des hauteurs infinies. La fragilité florale du plat rehausse toutes les qualités du vin. On lui sent un potentiel quasi infini. Il est fruité, complexe, multiple. Je le trouve assez fabuleux. Le contraste avec le 2005 auquel je reviens est saisissant. Ce bambin joue sur le calme, la fraîcheur aérienne, contre tous les canons de l’époque. C’est courageux et cela paiera quand le vin sera prêt à trôner sur les tables.
Faire un classement de ces vins est assez difficile, car doit-on juger en potentiel ou sur ce que l’on a dans le verre ? Le 2005 est handicapé si l’on n’examine que l’immédiat, car Latour est connu pour avoir une maturation beaucoup plus longue que tous les autres grands vins de Bordeaux. Sur le goût immédiat, je classe : Château Latour 1990, Château Latour 2001, Forts de Latour 2003, Château Latour 2005, Forts de Latour 2005 et Forts de Latour 1996. En considérant le potentiel, les deux 2005 remontent dans le classement.
L’ambiance était chaleureuse, car mêler les échanges sur la littérature et sur les grands vins est fécond. Eric Beaumard a un enthousiasme, une joie de vivre et des mots tellement justes qu’il donne à chacun l’impression d’être devenu un expert. Le cadre du Salon Anglais, un service impeccable et une grande cuisine sur un grand vin, que demander de mieux ?