Le lendemain de la réception des cadres de Krug pour un piquenique dans ma cave, j’ai bu avec mon fils, qui ne s’y attendait pas, les fonds de bouteilles du déjeuner, plus deux vins qui restaient du dîner à Yquem, que je voulais absolument qu’il découvre. Ma femme a prévu des coquilles Saint-Jacques avec de fines tranches de radis noir poêlées, un veau cuit à basse température avec une purée à la truffe, des fromages et ces hémisphères de meringue saupoudrés de copeaux de chocolat qui évoquaient jadis des têtes crépues.
Le Champagne Krug Private Cuvée années 50/60 avait été fini hier, ce qui prouve qu’on l’avait aimé. Le Meursault Patriarche 1942 a toujours une couleur d’un ambre grisé. Immédiatement je sens qu’il est nettement meilleur qu’hier, large et joyeux, au beau fruit. Quel étonnement quand on sait que ce vin aurait été ignoré par des amateurs qui n’auraient pas su qu’il fallait attendre.
Le Meursault-Perrieres Mme Lochardet 1929 est lui aussi plus large que la veille mais il a quand même gardé son caractère strict. Hier on pouvait hésiter entre le 1942 et le 1929 mais aujourd’hui le doute n’est plus permis, le 1942 est beaucoup plus généreux que le 1929 pourtant d’une grande année.
Je sers le Meursault Goutte d’Or les petits fils d’Henri de l’Euthe 1945 et je vois le visage de mon fils qui se transforme. Il est comme tétanisé. Il me dit qu’il n’a jamais bu cela. Il trouve ce vin absolument parfait. Je rejoins son analyse même si je n’ai pas une émotion aussi forte. Le vin est maintenant impérial, puissant, large et opulent. Il porte bien son nom car chaque goutte de ce vin est de l’or. Ce vin n’est que du bonheur avec une profondeur rare. Voilà trois vins qui se présentent mieux qu’hier.
Le Château Grillet 1982 est plus large qu’hier, solidement campé. Il donne plus d’émotion, mais reste encore sur sa réserve. Solide, il est brillant, sans délivrer ce que le temps lui donnera un jour.
Le Chablis J. Faiveley 1926 est une surprise aussi grande qu’hier. Il est d’une jeunesse qu’on ne peut pas imaginer. Tel père tels fils, car hier j’avais dit à mes invités que si on disait qu’il s’agit d’un vin de 1988 personne ne contredirait et voici que mon fils dit : on lui donnerait vingt ans. Ce vin est une énigme, fluide, délicat, de folle jeunesse. Il est au même niveau qu’hier, fou de charme.
Le Château Durfort-Vivens 1916 a perdu un peu de ses fruits rouges, même si on les ressent, et il est devenu plus strict avec toutefois un petit creux en milieu de bouche. Je ne peux pas dire que la nuit l’a amélioré.
La réaction de mon fils sur le Meursault 1945, je vais l’avoir avec le Château Latour 1902. Tout d’abord je m’attendais que la dépigmentation du début de bouteille donnerait pour ce qui reste un vin noir chargé de tous les pigments, mais ce n’est pas le cas. Ce n’est qu’au niveau des lies que le liquide sera noir. Mais je suis absolument subjugué par ce vin qui est devenu un monstre de charme et de de délicatesse. Hier, je cherchais son âme de Latour et aujourd’hui j’ai en face de moi l’un des plus grands Latour que j’aie eu la chance de boire, tout en dentelle et en suggestion. Je jouis de ce moment et mon fils est plus réservé sur ce vin. Nous avons donc eu nos moments de grâce sur deux vins différents. Ce Latour s’est montré nettement au-dessus d’hier.
La Romanée Saint-Vivant Les Quatre Journaux 1929 est un vin racé, noble et puissant. C’est un seigneur. Il est tout-à-fait dans la ligne de ce qu’il exposait hier. C’est un vin grandiose et épanoui. Quel dommage qu’il en restât si peu, mais tant mieux pour mes invités d’hier.
La Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1983 est nettement moins brillant qu’hier. Il était rose et sel. Il est toujours sel, mais a perdu la fleur pour un goût assez torréfié. Il a perdu de sa fraîcheur et s’est un peu coincé. Il est bon bien sûr mais n’a pas l’étincelle de génie que j’avais perçue hier.
Nous ne buvons pas le Château Chalon Jean Bourdy 1945 que nous gardons pour un futur repas, car je souhaite que nous goûtions maintenant trois liquoreux exceptionnels.
Il reste un fond de bouteille du Château d’Yquem 1891 du dîner à Yquem. On peut sentir une infime trace d’évaporation qui a éteint quelques feux, mais cet Yquem est encore splendide, avec des évocations de zestes d’orange extrêmement délicates. Il est toujours aussi bien structuré. Ma femme en boit ce qui me fait plaisir. Nous tournons la page d’un vin historique de la plus belle des noblesses.
L’exercice qui va suivre m’excite au plus haut point. Car il est très rare que je mette ensemble des liquoreux muscatés aussi vieux. J’en mets un en fin de repas et je n’ai pas le souvenir d’en avoir mis deux.
Le Vin de Chypre 1870 est vif, très sec, avec une petite amertume très sympathique et ses marqueurs sont le poivre et la réglisse.
Le Malaga 1872 que j’avais inclus dans le dîner à Yquem est un peu plus rond et gras. Il a plus de soleil et ses marqueurs sont le café et le cacao. Voilà donc deux vins que j’ai classés chacun premier dans le repas où il était qui se trouvent face à face. Ils sont très différents et je dois dire que, comme pour mon fils, le Malaga est mon préféré, car il a plus de joie de vivre et de profondeur. Les deux vins sont des merveilles, avec des persistances aromatiques infinies, et méritent bien les places de premier dans mon vote, dans les deux repas où ils ont été placés, en bouquet final.
Cette deuxième tournée des vins de la veille me conduit à des questions. J’avais ouvert les vins hier à 9 heures et ils n’ont peut-être pas eu assez de temps pour s’assembler. Ils ont été servis et remués, ont bougé dans ma voiture dans le trajet cave – maison, et une majorité d’entre eux sont meilleurs aujourd’hui qu’hier. Est-ce à dire que j’aurais dû les ouvrir la veille ? Ou est-ce qu’un carafage après oxygénation lente les aurait amenés à l’état qu’ils ont eu aujourd’hui ? C’est un sujet qu’il me faudra creuser. Par ailleurs, le vin le plus jeune, le 1983 de la Romanée Conti est le seul qui a franchement régressé alors qu’il était brillant hier. Est-ce que cette journée de plus ne profite qu’aux vins anciens ? Par ailleurs, ce sont les vins qui avaient les niveaux les plus bas dans la bouteille qui ont profité le plus d’une oxygénation supplémentaire. Voilà des questions qu’il va falloir que je résolve. Car c’est fascinant de voir à quel point les élus du jour de mon fils et de moi, le Meusault 1945 et le Latour 1902 ont progressé, au-delà de toute attente. Le vin est un mystère et je ne suis jamais au bout de ses surprises.
Surprise de mon fils quand il voit toutes ces bouteilles à finir !!!
le cul de la bouteille de l’Yquem 1891
Malaga 1872 et Chypre 1870