Il est assez difficile d’imaginer jusqu’où ira la générosité de Tomo. A l’occasion de concerts à la Philharmonie de Paris, deux violonistes de l’orchestre philharmonique de Berlin sont présents dans notre capitale. Tomo les a invités à donner un petit récital dans son appartement. J’avais eu l’occasion d’écouter l’un d’entre eux ici même lors de la célébration du premier anniversaire de la fille de Tomo. Il a réuni ses voisins d’immeubles et quelques amis. J’avais prévenu que je ne pourrais pas assister au concert privé qui se tenait à 17 heures et je rejoins les personnes présentes vers 18h15. Après avoir salué tout le monde et m’être excusé auprès de Wolfgang et Romano les deux violonistes, nanti d’une coupe de Champagne Krug Grande Cuvée, classique et fringant, je vais en cuisine ouvrir le vin que j’ai apporté pour le dîner.
L’assemblée s’éclaircit au point que nous ne serons que six pour le dîner, six hommes puisque la femme de Tomo se préoccupe de sa fille qui accapare tous ses instants. Il y a les deux violonistes, un vigneron bourguignon, le directeur du mécénat de l’Opéra de Paris, Tomo et moi. Wolfgang a souhaité que la dégustation se fasse à l’aveugle.
Tomo ouvre une grande boîte de caviar Huso-Huso Beluga de Pétrossian, qui est la qualité supérieure du Beluga. Ce caviar est d’un équilibre incroyable. Il a à la fois des notes iodées mais contrôlées et un joli gras qui évoque subtilement la noisette. Le Champagne Krug Clos du Mesnil 2003 est très floral, entêtant comme du lilas et tout en subtilité. Sa complexité est parfaite. Il n’est pas très large et opulent, il est tendu et vif. C’est un vin très romantique qui montrera dans une heure, plus chaud, qu’il a une matière d’extrême noblesse.
Tomo m’avait adressé des photos de quelques éléments du dîner, dont la truffe blanche qui avait orienté le choix de mon vin et un crabe géant dont nous allons manger les pattes en deux services : une patte à peine cuite, à la japonaise et une patte un peu plus cuite. Sur le crabe nous avons deux vins blancs. Le Chablis Premier Cru Butteaux Jean-Marie Raveneau 1990 a un nez splendide et très expressif, intense et profond. En bouche, c’est la minéralité qui s’impose mais aussi un fruit superbe. Ce vin est d’une grande pureté. C’est un vin de noblesse et élégance avec un peu de fumé et de citron. Son équilibre impressionne.
Le Montrachet Domaine des Comtes Lafon 1994 n’est pas très opulent, et cela tient au millésime. Ce qui me plait, c’est son finale éthéré et très long. Il a le corps d’un montrachet avec du gras et du fumé, mais il est très sec. C’est surtout le finale qui m’attire. Les vins ont été servis très froids et c’est le montrachet qui en souffre le plus. Il est minéral et un peu strict. Plus chaud, il gagne du gras et du salin, mais le millésime limite son ampleur.
Les pattes de crabe, cuites juste à l’huile d’olive sont d’un goût délicat et étrange par leur gracilité. Je préfère la patte la moins cuite. Le crabe s’accorde plus avec le montrachet qu’avec le chablis. Tomo pose sur la table une petite assiette avec plusieurs truffes blanches qui embaument et donnent un incroyable coup de fouet aux deux blancs, surtout le montrachet.
Cette truffe entêtante va évidemment aussi influencer les parfums des rouges. Le Bonnes-Mares Domaine Georges Roumier 1977 est tout en dentelle. Il est très bourguignon et salin. Nous mangeons un plat original : du bœuf bourguignon avec une sauce lourde et inondé de lamelles de truffe blanche que Tomo découpe sur nos assiettes sans compter. La sauce au vin est un peu trop forte pour ce vin, alors que le suivant ne cillera même pas tant il est puissant. Mais le 1977 va s’accommoder dignement du plat car il est subtil.
La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1999 est un vin immense fort de fruits rouges explosifs. Il est tellement puissant que Wolfgang qui avait brillé lors de la reconnaissance à l’aveugle des vins précédents et le vigneron bourguignon situent ce vin dans le Rhône. C’est vrai que l’on n’est pas sur le registre habituel de vins du Domaine qui suggèrent plus qu’ils n’imposent. Cette Tâche s’affirme avec fulgurance. Sa palette de goûts est infinie. Elle a du velours, mais d’une densité extrême. J’adore le fruit aigrelet comme la groseille rouge qui surgit dans son discours. Le vin fascine car il combine grâce, velours, générosité et joie avec une persuasion percutante.
Le palais est très marqué par le vin et surtout la sauce au vin, aussi avant que l’on ne passe au vin que j’ai apporté, je suggère que l’on ait un intermède. Tomo, qui n’est jamais pris de court, ouvre un Brie fourré à la truffe avec un Champagne Pommery 1947 qui mêle avec élégance acidité, douceur et de beau fruits jaunes comme des coings. Sa couleur d’un or très clair m’a induit en erreur car j’ai proposé 1973, ce qui est une erreur qui tient aussi au fait que ce Pommery est très vif avec une jolie amertume.
Le Blanc Vieux d’Arlay Jean Bourdy 1929 est logé dans une bouteille soufflée extrêmement épaisse et lourde. Le nez est pur, clair, direct. En bouche le vin a une acidité et une richesse aromatique qui surprennent pour un vin de 86 ans. Il évoque bien le Jura mais se démarque du vin jaune. Oxydé, sans l’être autant qu’un vin jaune, il brille sur ce que j’avais suggéré : des petits toasts à la truffe blanche. L’accord est un régal.
Une divine glace à la truffe blanche cohabite poliment avec un Château d’Yquem 1985 agréable mais d’un trop grand classicisme, ce qui est logique pour ce millésime discret.
Etant assis à côté de Tomo, je lui montre mon classement : 1 – La Tâche 1999, 2 – Clos du Mesnil 2003, 3 – Chablis Butteaux Raveneau 1990, 4 – Pommery 1947, 5 – Blanc Vieux d’Arlay 1929. Tomo me regarde tout étonné et ne comprend pas la place que j’alloue au 1929. Pour lui, il y a deux vins ex-aequo, La Tâche et le Vin d’Arlay. Je lui ai dit qu’il est normal que l’on classe moins bien les vins que l’on connaît ou que l’on a apporté. Tomo va moins bien classer son Krug et je vais moins bien classer le Bourdy 1929.
Tomo est insatiable et voudrait que l’on boive d’autres vins ou des alcools. Je quitte cette docte assemblée, les yeux brillant encore de ces magnifiques flacons et de la générosité inépuisable de Tomo.
Blanc Vieux d’Arlay Jean Bourdy 1929 (millésime gravé dans la cire couvrant le bouchon)
la vue de chez Tomo
les vins selon deux perspectives