Au déjeuner du lundi de Pâques, nous recevons notre fille aînée et notre fils. De bon matin, j’ouvre le vin rouge qui va accompagner le gigot d’agneau, Pâques oblige. La bouteille est d’un verre bleuté comme on en trouvait dans les années de guerre, surtout de 1941 à 1944. Lorsque je veux découper la capsule, je constate que l’on a utilisé une bouteille dont le haut du goulot a été ébréché. C’est une petite cassure mais qui montre que la bouteille a été réutilisée et non pas remplie pour la première fois. Ce Châteauneuf-du-Pape C. Charton Fils 1947 a donc été mis en bouteille dans un flacon de guerre.
Le bouchon de beau liège vient entier et c’est étonnant lorsqu’on le pose à côté du bouchon du supposé Musigny vers 1880, car il fait prendre conscience de la petitesse du bouchon très ancien, trois à quatre fois plus petit. Le parfum du vin me semble idéal.
Une heure avant l’arrivée de mes enfants, j’ouvre le Champagne Comtes de Champagne Taittinger 1961 dont une contre-étiquette indique que la forme de cette bouteille est la reproduction la plus fidèle de la plus ancienne des bouteilles de champagne utilisées au XVIIIème siècle. Elle est particulièrement jolie. Le bouchon se brise à la torsion et j’entends le petit pschitt du lâcher de bulles. Le parfum est agréable.
Pour l’apéritif, nous avons des chips à la truffe, de la tête de moine, du jambon Pata Negra, des toasts au beurre Bordier à l’oignon de Roscoff et une rillette. Le Champagne Comtes de Champagne Taittinger Blanc de Blancs 1961 fait une entrée en fanfare, tant la première gorgée est joyeuse, glorieuse, ensoleillée. C’est un triomphe et il apparaît immédiatement que ce champagne est le meilleur de ceux que nous avons bus, de 1966, 1952 et 1969. Il est magnifique et tellement complet. Avec les toasts au beurre, il prend une vivacité cinglante et pour mon goût c’est avec la rillette qu’il est le plus grand, large et fou de soleil.
Le gigot d’agneau a été cuit pendant onze heures en deux fois, la veille et aujourd’hui. Les petites pommes de terre sont comme des billes. Le plat est délicieux. Quand je verse le vin, quelle surprise de voir la couleur d’un vin riche qui pourrait n’avoir que dix ans tant le rouge est de sang. Le Châteauneuf-du-Pape C. Charton Fils Négociant à Beaune 1947 est tout aussi imposant que le champagne. Versé à l’aveugle, je demande à mes enfants de le situer. Mon fils s’égare un instant en Espagne et c’est ma fille qui recentre le débat vers le Rhône. Mes enfants donnent trente ans de moins à ce vin brillant.
Il est chaleureux, complexe, accompli. Quel grand vin, plus solaire mais aussi complexe qu’un grand bourgogne. L’ambiance est tellement joyeuse qu’il me faut assez vite penser à un autre vin rouge si nous voulons goûter aux fromages. Je vais chercher un Vega Sicilia Unico 1975 qui sera ouvert sur l’instant. C’est un grand vin mais qui aurait besoin de temps pour s’épanouir. Il ne peut donc lutter avec la belle largeur du Châteauneuf-du-Pape.
Mais il tient bien son rôle sur un magnifique Sainte Maure, nettement plus excitant sur ce vin qu’un saint-nectaire et un reblochon.
Ma femme a composé un cake au citron avec du sucre glace. Je pensais ouvrir un Krug rosé, mais j’avais mal vu le champagne au frais. C’est un Champagne Krug Grande Cuvée étiquette crème qui est l’un des plus anciens Grande Cuvée, correspondant à des champagnes de la fin des années 80. Ce champagne a donc plus de trente ans. Très différent du Comtes de Champagne, il est aussi brillant, plus vif et tranchant, jouant sur son raffinement. C’est un immense champagne.
Dans ce repas, les vins ont été tellement grands que c’est quasiment impossible de les hiérarchiser, car les trois principaux sont au sommet absolu de leur art, le Taittinger par sa largeur généreuse, le vin du Rhône par sa noblesse et sa complexité et le Krug par son raffinement tranchant.
En ces temps de confinement un tel repas familial est un cadeau inestimable. Et les trois repas autour de Pâques nous ont permis de boire des vins d’une grande diversité aux goûts uniques sur une cuisine divinement pascale.
l’année du Chateauneuf du Pape est difficile à lire mais on trouve 1947. Le haut du goulot a une forte cassure du verre et la bouteille a été capsulée avec ce manque.
photo des vins des deux jours