La chaîne de télévision LCI m’a demandé de donner mon avis sur la vente aux enchères de vins de la cave de l’Elysée qui doit commencer le soir même. J’ai l’occasion de dire à quel point cette opération n’envoie que des signes négatifs, d’un pays aux abois qui vend des poussières de ses bijoux de famille, mais surtout d’un pays qui ne va pas de l’avant, qui devrait être solidaire avec une des filières les plus porteuses de la balance commerciale du pays, la filière vin et plus précisément la filière des vins de qualité qui sont un emblème de l’image de la France, qui fait tant rêver le monde. Alors que je n’avais pas l’intention d’aller à cette vente, car j’anticipais des prix de feu d’artifice, le journaliste qui m’invitait me dit : « bien sûr vous irez à la vente ! ». Je me suis senti obligé d’y aller.
Sur place, je rencontre diverses personnes que je connais et tout d’un coup, je vois arriver Gérard Besson, le chef chez qui j’ai organisé beaucoup de dîners et de casual Fridays. Nous sommes heureux de nous revoir, pour la première fois depuis qu’il a pris sa retraite. Tous les deux nous voulons nous revoir et je lui dis : « pourquoi pas demain ? Nous faisons l’un des dîners de notre dream team, avec des vins très rares ». Je quitte très vite la vente aux prix fous et j’envoie à Gérard la liste des vins prévus. Le lendemain matin il m’informe qu’il viendra.
Au restaurant Garance, j’ouvre les bouteilles dès 17h30. Le parfum du Lafite 1961 est d’une pureté d’Evangile. Le bouchon de La Tâche 1951 est de très mauvaise qualité et n’a pas été aidé par une cave trop sèche si je me fie à ce qui apparaît sur le bouchon. Le niveau est bas, le bouchon sent très mauvais et lorsqu’on sent le goulot, l’odeur est désagréable. Tomo qui m’a rejoint verse un peu du vin dans un verre et les odeurs désagréables n’étaient attachées qu’au goulot. L’espoir renaît. Le parfum du Margaux 1928 est séducteur, et, lorsque Florent arrive avec son Pontet Canet 1926, c’est un parfum d’une délicatesse rare qui envahit mes narines à l’ouverture.
Je descends au rez-de-chaussée pour mettre au point avec Guillaume Iskandar le menu et choisir avec lui quelques orientations. Le menu, dont je reconstitue les intitulés, est ainsi organisé : la traditionnelle brioche de bienvenue / homard bleu, traces de crème à l’orange / Lieu, roquette et petits oignons / ris de veau / épaule d’agneau, asperge et oignons / financier en gâteau fumé.
Notre groupe se compose de Tomo, Lionel, Florent, Jean-Philippe, Gérard Besson et moi. L’un d’entre nous étant en retard, Guillaume Muller nous propose au verre le Champagne Langlet Brut Grand Cru. Le champagne ne m’inspire pas et j’ai un commentaire bien méchant : « voilà un champagne qui nous fait aimer le cidre ». C’est bien méchant. Le Champagne Louis Roederer 1964 de Florent a encore du pétillant et une jolie couleur ambrée. En bouche c’est du plaisir pur, avec de jolis fruits oranges et une originale évocation de marc. Ce champagne est excitant de curiosité et s’annonce comme un grand compagnon de gastronomie.
Le Champagne Mumm Cuvée René Lalou 1979 de Jean-Philippe, que j’ai bu maintes fois, à la bouteille si belle, est une grosse déception. Car il a vieilli trop vite et a perdu de sa vivacité. Il n’est pas mauvais mais il n’est pas ce que nous attendons.
Le Château Rayas blanc 1996 de Lionel met un sourire à mes lèvres : c’est « love at first sight », le coup de foudre pour un vin généreux, facile, dandy sacrément convaincant. Avec le homard un peu chiche pour nos appétits, il est parfait.
Le Château Haut-Brion blanc 1964 de Lionel n’a pas assez de panache pour retenir notre attention. Je ne saurais pas dire de quoi il souffre mais il n’est pas là, même si le homard l’aide un peu.
Le Bienvenues Bâtard-Montrachet Domaine Leflaive 1995 de Gérard attaque très fort. Ce vin puissant d’un équilibre rare occupe le palais et l’envahit de ses arômes complexes. Ce qui me fascine, c’est le plaisir qu’il donne, profond et pénétrant. C’est l’attaque qui pose le jeu.
Servi en même temps, le Chevalier Montrachet Domaine Leflaive 1989 offre des saveurs plus fluettes. On imagine que le combat est joué au profit du Bienvenues, mais pas du tout. Le Chevalier s’assemble, déroule sa matière riche et prend progressivement le dessus. Les deux vins sont parfaits et très différents. J’aime le premier pour son attaque généreuse. J’aime le second pour sa matière opulente et sa noblesse. J’aime les deux car ils sont l’expression de la grandeur des blancs de Bourgogne. Le lieu superbement cuit convient aux deux vins, probablement plus au Chevalier.
Le Château Margaux 1/2 bouteille 1928 que j’ai apporté est tétanisant de perfection. Au moins dix fois Gérard dira qu’il n’en revient pas qu’une demi-bouteille de plus de 80 ans puisse avoir une telle jeunesse. Il regardera à deux fois le bouchon pour vérifier qu’il s’agit bien d’un bouchage d’origine. Séduisant, féminin, velouté, ce vin est d’un charme à pleurer. Il a une profondeur et une densité qui sont remarquables et un final grandiose.
A côté de lui, le Château Pontet-Canet 1926 de Florent, au niveau presque dans le goulot, au parfum charmant, se caractérise par son velouté délicat. S’il n’était à côté du Margaux, il aurait la vedette parce qu’il profite à fond d’une grande année : 1926. Mais le Margaux est trop brillant.
Pour être sûr d’avoir une bonne demi-bouteille de Margaux, j’en avais apporté trois. Dix fois au moins mes amis ont tenté de faire pression pour que j’ouvre les deux autres. Mais j’ai résisté, surtout pour rester sur la bonne impression d’une bouteille parfaite. Le ris de veau est de très grande qualité et tout au long du repas, Gérard Besson n’arrêtera pas de faire des compliments sur la cuisine de Guillaume Iskandar. Venant de la part d’un MOF, meilleur ouvrier de France, cela compte.
Je ne peux évidemment avoir aucune objectivité pour le vin que j’ai apporté, Château Lafite-Rothschild 1961. Son parfum est d’une profondeur exceptionnelle avec des évocations de graphite et de truffe. En bouche ce vin est dense, lourd, profond, mais aussi complexe et raffiné. C’est un très grand vin au final inextinguible.
A côté de lui, La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1951 de Tomo, qui avait un bas niveau, exhale un parfum d’une rare persuasion. Si l’on voulait savoir ce qui fait la caractéristique d’un vin du domaine, ce serait ça. Je m’amuse car lors d’une dégustation d’une vingtaine de vins de la Romanée Conti, un participant voulait que j’enlève La Tâche 1942 dont il contestait l’étiquette, sans le nom des propriétaires et sans l’indication des volumes produits. C’est ce vin contesté qui avait été le plus brillant de la réunion. Cette Tâche 1951 a strictement la même étiquette et se présente avec l’ADN du domaine sans l’ombre du plus minuscule doute. Je dirais même qu’il est presque un peu exacerbé et excessif dans le caractère salin. Le charme du parfum du vin est extrême. Là où nous allons différer avec mes amis qui plébiscitent ce vin, c’est que je trouve qu’il n’est pas parfait. Il a souffert, comme le montre son bouchon dégradé, et ses caractéristiques se sont empâtées. Elles sont là, mais manquent un peu de finesse. Cette réserve est à la marge, car le vin est convaincant, dominant et plein de charme.
La cohabitation des deux vins est possible. Le Lafite, c’est la perfection, la pureté la droiture. La Tâche, c’est le charme, la séduction et la complexité. L’agneau vote pour Lafite.
Le Château Rabaud-Promis 1937 de Jean-Philippe se présente dans une bouteille assez sale, ce qui ne préjuge de rien et le liquide que l’on devine est d’un marron très foncé. Le nez est très sauternes mais manque un peu d’ampleur. En bouche c’est un sauternes généreux aux fruits bruns, un peu poussiéreux, qui aurait créé un accord superbe avec le financier si celui-ci avait été moins fumé.
Nous sommes tous impressionnés par la qualité générale des vins que nous avons bus. Il y a parmi eux des vins de première grandeur. Gérard n’en revient toujours pas qu’une demi-bouteille de 1928 ait cette vivacité. Jean-Philippe met le Margaux 1928 en premier. Pratiquement tout le monde met Lafite et La Tâche juste après, soit ex-æquo, soit La Tâche en tête. Mon classement diffère sur La Tâche. J’ai noté : 1 – Château Margaux 1/2 bouteille 1928, 2 – Château Lafite-Rothschild 1961, 3 – Chevalier Montrachet Domaine Leflaive 1989, 4 – Bienvenues Bâtard-Montrachet Domaine Leflaive 1995. Il y aurait ensuite les belles performances de La Tâche 1951, du Rayas blanc 1996 et du Pontet-Canet 1926.
En des moments comme celui-là, nous ne voulons pas nous quitter, aussi avons-nous rêvé de nos futures agapes autour d’un Chartreuse faite à Tarragone très récente, beaucoup trop jeune pour avoir la complexité que l’on attend de cette liqueur emblématique. La date est prise pour un futur dîner. Ces repas amicaux dont de véritables bonheurs.
le défaut du verre de la bouteille de Lafite 1961 est assez spectaculaire