Pour fêter les vacances prises en commun, notre gendre et notre fille nous invitent à déjeuner au restaurant le Petit Nice, sur la Corniche de Marseille. La nuit qui précède, des éclairs, une lourde pluie et des grondements de tonnerre ont zébré notre sommeil. Nous arrivons à Marseille sous la pluie, ce qui est dommage car le cadre merveilleux de l’hôtel réclame le soleil. Mais c’est un bien si nous voulons profiter de grands vins. La table étant au nom de mon gendre, réservée après des formalités dignes de l’admission aux grandes écoles, José Potier et Gérald Passédat sont surpris de nous voir et nous accueillent avec de larges sourires. Je soupçonne que le hasard a dû donner un petit coup de pouce, car nous avons la table que nous aimons, avec la plus belle vue sur la baie.
Nous prenons l’apéritif au bar, avec un Champagne Krug 1995. Le champagne est étrangement acide sur la première gorgée, mais tout s’assemble lorsque le champagne a trouvé sa température idéale, bien frappé, et lorsque nous goûtons les délicieux petits accompagnements d’apéritif. François Simon n’aime pas ces chemins de traverse et préfère commencer directement le repas, mais je trouve que ces amuse-bouches plantent le décor, et affirment le talent du chef. Ici, la petite friture est goûteuse, la bisque de homard sur une cuiller est intense, le ravioli fait d’une fine lamelle de concombre est délicat et les petits dés de légumes sont croquants à souhait. Nous entrons de plain-pied dans le talent de Gérald Passédat, qui sait domestiquer les saveurs avec grâce. Ce passage au bar est l’occasion de choisir le « menu Passédat », que nous prendrons tous les quatre, et d’examiner la carte des vins pour le repas. C’est mon gendre qui invite, mais nous lisons chacun le livre de cave, au même rythme.
La carte des vins est copieuse, mais il manque énormément de choses. Ce n’est pas la carte des vins d’un trois étoiles. Le sommelier serait bien inspiré d’étudier la carte des vins de Patrick Pignol, qui est un modèle du genre. Même si la clientèle de grands vins se raréfie, notamment à cause des prix, le seul trois étoiles de la région se doit d’avoir une carte plus étoffée. Nous trouvons malgré cela de bonnes pioches, et l’envie nous prend de comparer deux grands vins sur le même millésime, un bourguignon et un rhodanien. Le menu étant difficile pour les vins, nous savons qu’avec deux rouges nous ne serons pas toujours au diapason, mais le champagne sera là pour servir la cause du plat quand il le faudra. Car le Krug est un champagne intelligent. Riche fruité, goûteux, il est didactique. Il ne batifole pas sur des sentiers canailles. Il est grand, dogmatique, serein. Il manque quand même un petit peu de brio par comparaison à celui récemment bu au domaine.
Le menu de Gérald Passédat est aisni rédigé : avant-goût / anémones de mer en beignets légers et onctueux iodé / bar de ligne comme l’aimait Lucie Passédat / daurade de palangre grillée, jus de tante Nia / poisson cru à la tranche, écorces de bergamote / homard breton en mauve abyssale / les fromages affinés / l’avant douceur / chrysalide de caramel au chocolat / mignardises.
Deux rouges, c’est évidemment osé, mais nous avons envie. Ils sont servis ensemble pour la comparaison. Le Clos de la Roche domaine Dujac 2004 arrive comme son compère dans une bouteille recouverte de buée, tant elle est froide. Je tâte le verre, et c’est très froid. Nous ne ferons pas carafer, pour suivre l’éclosion des vins dans nos verres. Malgré la froideur, le nez du Clos de la Roche est riche et joyeux. En bouche, c’est un véritable bonheur. Ce vin est fruité, joyeux, plein, et son expression bourguignonne est magistrale. Quel grand vin ! Le Château Rayas Châteauneuf-du-Pape 2004 a un nez extrêmement plaisant, très nettement plus plaisant que la bouche. Alors que je considère Rayas comme le plus bourguignon des Châteauneuf et alors que j’en suis amoureux, force est de constater que la cohabitation avec un vin bourguignon montre que Rayas est tout sauf bourguignon. Il est résolument Châteauneuf. La joie de vivre du Châteauneuf et ce côté spontané qui ne cherche pas la complexité, mettent en valeur encore plus la précision, le raffinement et l’élégance du Clos de la Roche. Nous percevons instantanément qu’il n’y aura pas de compétition : le vin de Dujac domine le vin du Rhône. Est-ce à dire qu’il est meilleur ? Je n’aime pas ces problématiques. J’adore ces deux vins différents, chacun pour lui et je continuerai de vouer à Rayas l’amour qu’il mérite. Mais force est de constater que le Rayas met en valeur le Dujac et pas l’inverse. Aujourd’hui, c’est le Dujac qui fait le rapt de nos cœurs.
Est-ce à dire que ce sera le cas sur tous les plats ? Pas du tout, car selon les saveurs, c’est tantôt l’un, tantôt l’autre qui se marie au plat, et ce qui est intéressant, c’est que les saveurs, le plus souvent, ne s’accordent qu’à un seul vin, les plus capiteuses avec le Rayas, et les plus subtiles et raffinées avec le Dujac. Il y a eu parfois la possibilité d’un mariage à trois. Inutile de dire que nous nous régalons de ces essais
L’avant-goût commence par une tomate délicieuse associée à un velouté de légumes verts. C’est absolument délicieux. A côté un poisson cru nous permet de goûter le Clos de la Roche qui convient bien. Il faut juste écarter les tronçons de rhubarbe.
Le second plat est très attendu, à base d’anémone de mer. Il est en trois parties. Une émulsion d’anémone au caviar d’Aquitaine, qui est une petite merveille. Une petite coupe avec une moule et deux coques sur une légère émulsion. C’est d’une rare dextérité. Enfin le beignet d’anémone qui se marie très bien au Rayas, avec toutefois un léger manque d’anémone dans le beignet.
La sauce du bar exclut le vin rouge, mais une délicieuse hostie noire, fine tranche de truffe, appelle le Dujac. La daurade est parfaite, et cohabite avec les deux rouges, le Clos de la Roche brillant particulièrement. Le poisson cru est d’une rare expression. Quelle tendreté ! Il est possible d’essayer les deux rouges, le Clos de la Roche réagissant mieux.
A ce moment, pour une raison inconnue, mon gendre a envie de rouget, alors que nous sommes loin d’avoir fini le repas. Il appelle le directeur qui réagit bien en suggérant de demander au chef si cela est cohérent avec le menu, car les deux plats ont des gelées qui pourraient s’opposer. Le chef confirme la cohérence et le rouget viendra après le homard.
Manger un homard dans une sauce bleue, c’est original. La chair est excellente, et la pince servie à part est d’une profondeur de goût rare. Le rouget est servi en trois préparations, deux d’abord, puis une ensuite, particulièrement copieuses et mettant en valeur cette chair de poisson unique. Les vins sont à leur aise, le Rayas réagissant à celui qui est traité avec les entrailles, et le Clos de la Roche se mariant avec les deux préparations plus délicates.
Nous avons encore suffisamment d’appétit pour honorer le plateau de fromages. Pour les desserts, Florian le sommelier qui a fait un service remarquable propose de nous donner des verres de Banyuls et de Rivesaltes. Trouvant que j’ai déjà assez bu, je préfère demander une coupe de Champagne Veuve Clicquot la Grande Dame 1998, délicieuse sur les desserts, mais à ma grande surprise, je suis comme mon gendre servi des deux autres liquoreux.
Les desserts sont remarquables et la cohérence des saveurs dosées par le pâtissier est spectaculaire. Le Banyuls Domaine de la Rectorie 2004 est bien jeune et ne crée pas d’émotion particulière. Il joue son rôle, sans surprise. En revanche, le Rivesaltes ambré domaine Rossignol 2004 est définitivement désarçonnant. Ce vin est immense. L’émotion qu’il crée est rare. Quel grand vin avec ses fruits jaunes, ses épices, et une longueur qui défie tout. Avec le dessert au chocolat et au caramel, c’est un plaisir défendu.
Le ciel s’étant éclairci, nous goûtons les mignardises sur la terrasse surplombant la mer, avec une redite du dessert au caramel et chocolat et de délicieux petits péchés sucrés.
Que dire de ce repas ? Le niveau est incontestablement trois étoiles, sans l’ombre d’une discussion. Le service est impeccable, attentionné tout au long du repas, ce qui est rare. Le service du pain et le service du vin sont à signaler. Une chose est agréable, c’est que le plat ajouté et les boissons ajoutées n’ont pas été facturés. La carte des vins est à parfaire, mais il y a quand même de bonnes pioches. La cuisine de Gérald Passédat combine le sens de l’histoire, en souvenir de ses prédécesseurs, avec une modernité très orientale, à la recherche des goûts purs. C’est une cuisine légère qui ignore le vin, puisque des saveurs qui sont cohérentes pour le plat condamnent beaucoup de possibilités d’accords. Nous avons rusé pour les rendre possibles, et nous avons joué à les susciter. Sur le chemin du retour, nous avions le doux sentiment d’avoir passé un moment de grande gastronomie.