Un jour arrive dans ma boîte mail un message offrant une bouteille de « Les Gaudichots » Domaine de la Romanée Conti 1929. La parcelle des Gaudichots a été plus tard intégrée dans La Tâche. Il reste une parcelle de Gaudichots hors du domaine, mais celle-ci est extrêmement rare. Le prix est tellement stratosphérique que je ne peux pas l’assumer seul. Mon ami Tomo a reçu le même mail. Je lui propose de l’acheter en commun. Nous avons de longues discussions, car la dernière transaction faite sur ce vin avait été faite à moins de la moitié du prix qui nous est proposé. Pour un collectionneur de vins qui est aussi buveur, le choix est toujours shakespearien. C’est : « to be or not to be », ce qui, en l’occurrence veut dire : je l’achète ou je ne l’achète pas. Si je ne l’achète pas, je risque de ne plus voir d’offres similaires et je n’aurai que mes yeux pour pleurer. Si je l’achète, j’aurai l’espoir de boire quelque chose d’historique et de grand.
Nous achetons la bouteille. Pour l’ouvrir Tomo et moi, il nous faut d’autres bouteilles de première grandeur. Nous dialoguons, modifions et nous arrivons à un consensus. La table est réservée à la date choisie. Mais il se trouve que je vais rencontrer Aubert de Villaine prochainement. Pourquoi ne pas la boire avec lui. Aubert est tellement sollicité de toutes parts que la probabilité qu’il accepte est faible. Je lui propose. Il dit oui.
J’en informe Tomo. Allons-nous pour autant annuler la table réservée ? La réponse est non. Et les deux bouteilles qui devaient accompagner les Gaudichots vont devenir les vedettes de ce déjeuner d’avant Noël.
Au restaurant Taillevent, les deux bouteilles ont été ouvertes à 10 heures ce matin. J’arrive le premier, je hume et tout semble normal. Tomo arrive et nous n’allons pas commencer par le blanc. Tomo me fait remarquer que les bouteilles que nous avons choisies ont un nom qui commence par « M » et que les deux vins ont été faits par des femmes, Anne-Claude Leflaive et Lalou Bize-Leroy. Si nous commandons un champagne, ce serait bien qu’il soit d’une femme. L’idée me plait beaucoup. Mais nous allons biaiser, car le champagne porte le nom d’une femme et n’a pas été fait par elle.
Le Champagne Veuve Clicquot Vintage 2004 est une agréable surprise. Il se présente très au-dessus de ceux que j’ai déjà bus. Frais, confortable, fruité de fruits blancs, en dentelle, il est d’un romantisme joyeux. On sourit de boire un tel champagne. Il est accompagné de gougères magiques quand elles arrivent bien chaudes. L’amuse-bouche est de langoustines en pâte croquante. Il ne faut plus reculer l’apparition de mon vin. Le Montrachet Domaine Leflaive 1999 a un parfum calme qui annonce de superbes complexités. En bouche, c’est une myriade de saveurs qui se battent en bouche sur un thème d’agrumes, citron vert, pomelos, mais aussi de fruits de la passion, goyaves et autres coings. Ça pianote dans tous les sens, et quand on croit que l’on en a fini, le final vous emporte sur un toboggan où ça n’en finit pas de prendre des virages. Un petit coup de rein sur le fruit de la passion, un petit coup de rein sur le pamplemousse. Et ce final ne s’éteint pas. La sauce un peu épicée, curry, moutarde et autres épices, dans laquelle se trempent les croquantes langoustines fait un écho royal au Montrachet au point que je demande que cet amuse-bouche soit renouvelé. Au Taillevent, chaque désir est un ordre et l’amuse-bouche est répété. Je montre à Tomo un exercice que j’adore qui est de passer du blanc au champagne et du champagne au blanc. Lorsque l’on boit le Montrachet puis le Veuve, le Clicquot s’élargit de façon spectaculaire, prenant une profondeur exaltante. Le pont entre les deux se fait sur les agrumes. Le chemin inverse ne favorise aucun des deux. J’adore ces expériences.
L’entrée est une tourte de lapin de garenne dont nous avons fait enlever la salade de pissenlits. La sauce est tellement lourde que l’envie est de comparer les deux vins du repas. On sert donc le Musigny Grand Cru Domaine Leroy 2003 que Tomo a apporté ici il y a quelques jours. Le nez est poli, raffiné et gentleman. En bouche, Tomo ressent un côté perlant que je n’avais pas remarqué. Il se demande si l’on doit carafer. Nous faisons carafer et verser le vin dans un deuxième verre. Immédiatement, le vin carafé montre un saut qualitatif majeur. Le vin est expressif, velouté, d’un rare raffinement. Il est grand, mais je dois dire que le final assez court limite mon enthousiasme.
Nous passons sans aucune difficulté du rouge au blanc et vice versa car la tourte est si dense qu’elle recale le palais. Il ne fait pas de doute que le Montrachet est le plus adapté à ce plat lourd comme du plomb et terriblement gourmand.
Le plat principal que j’ai suggéré est le homard bleu en cocotte lutée, pommes grenailles et châtaignes. Lorsque le lut est en phase finale, c’est-à-dire découpé, le parfum qui se dégage de la cocotte est à se damner. Jean-marie Ancher n’approuvait pas mon choix pour le Musigny alors que le sommelier était de mon avis. En fait, le montrachet est le gagnant sur ce plat, mais c’est probablement dû à sa qualité intrinsèque, dominante sans contestation. Le Montrachet Leflaive domine le plat malgré sa vivacité alors que le Musigny l’accompagne poliment.
Nous allons assister à quelque chose que je n’avais jamais vécu avec autant de netteté. Dans la première demi-heure suivant le carafage, le vin carafé damait le pion au vin servi de la bouteille. Maintenant, le vin carafé s’alanguit et s’affadit, alors que le vin non carafé reprend une vigueur spectaculaire et nous offre le vin tel qu’il doit être, vif, viril, dominant, d’un fruit vineux affirmé. C’est un régal. Mais l’on n’a toujours pas la longueur que l’on aimerait. Et c’est sans doute cela qui fait que l’accord avec le homard (que j’aurais aimé un gramme moins cuit, sans que l’on touche à quoi que ce soit d’autre) n’est pas à son avantage.
Nous finissons nos verres sur du fromage, un Saint-Nectaire pour moi, et deux desserts d’une lourdeur infinie, l’un au chocolat et l’autre une crêpe Suzette, permettent au champagne de nous montrer à quel point il sait être élégant.
Résumons : le service du Taillevent est à déposer au pavillon de Breteuil, à côté du mètre-étalon. La cuisine vaut trois étoiles, ne chipotons pas. Le veuve Clicquot boxe dans la cour des grands, avec un romantisme qui n’exclut pas la luxure. Le Montrachet Leflaive est un monument. Il n’a pas la fougue folle du 1996 que j’ai bu il y a peu mais il a un niveau de complexité incroyable et un final qui louvoie sans fin sur des pistes de fruits exotiques. Un régal. Le Musigny Leroy est un grand vin. Mais le final un peu court a limité mon enthousiasme.
Taillevent fait un très mauvais calcul en offrant en fin de repas un armagnac à se damner, car il raccourcit l’espérance de vie de ses clients fidèles. Place aux jeunes semble être son objectif. En revenant, nous montrerons qu’on ne nous le fait pas. Ce fut un magnifique repas.