Avec Florent, Jean-Philippe et Tomo, nous avions fait un repas tellement exceptionnel, marqué par la générosité de chacun, qu’en fin de soirée, comme au poker, nous avons « misé » en annonçant « sur table » nos apports pour un prochain dîner, celui de ce soir. J’avais joué, pour voir, un Musigny Coron Père & Fils 1899, la dernière de mes trois bouteilles dont l’une est ancrée dans ma mémoire puisqu’elle fut servie le 31 décembre 1999 à 23h40 et finie le 1er janvier 2000, un millénaire plus tard. Ce vin était sublime. La seconde fut bue lors d’un dîner au château d’Yquem. Tomo a misé avec un Musigny Roumier 1969, Florent a lancé ses dés avec un Clos de Vougeot Antonin Rodet 1911 et Jean-Philippe a mis sur le tapis vert un Krug Clos du Mesnil 1982. Ces enchères étant jugées convenables par notre quarteron, une table fut réservée au restaurant Garance.
Une semaine avant le dîner, je descends pour prendre la bouteille qui depuis trente ans n’a jamais bougé dans ma cave et à ma grande tristesse, le niveau du vin dans la bouteille est très bas. Je suis furieux d’avoir ainsi perdu un vin précieux et il est hors de question de ne pas répondre à la générosité de mes amis. J’avise une bouteille de 1899, un Nuits Saint-Georges au domaine illisible, mais au très beau niveau. Je la mets dans ma musette. Une bouteille de sauternes très foncée et sans étiquette attire mon attention. La capsule indique sans aucune crainte de se tromper : « Yquem ». Le bouchon montre clairement un « 1″ et un « 8″ et de ce que je vois des traces d’encre, ce pourrait être 1877. J’informe mes amis que je viendrai avec trois bouteilles, deux de 1899 et un Yquem probablement 1877, pour compenser la probable perte du Musigny. Quelques jours plus tard, au moment de livrer mes vins au Garance, j’ajoute un Palmer 1966 et le jour même, au moment de partir vers le restaurant, je chope un Pol Roger 1959 pour que, quoi qu’il arrive, je ne laisse pas mes amis insatisfaits de mes apports.
A 18 heures, l’accès au restaurant Garance est barré par des camionnettes de CRS qui déploient des paravents métalliques qui bouchent le chemin. Palabrer avec ces représentants de l’ordre pour pouvoir passer demande des trésors de diplomatie, car le seul mot que connaît cette peuplade, c’est : « non ». J’arrive a me frayer un chemin et je commence à ouvrir le Musigny 1899. Le parfum qui s’exhale de la bouteille est totalement magique. C’est incroyable qu’un vin de niveau aussi bas n’ait pas l’ombre d’un défaut olfactif. La bouteille est vite mise debout dans la cave climatisée, et je prie pour que cette perfection subsiste. J’ouvre ensuite l’Yquem. Tomo lit avec netteté 1876, qui est une immense année. Malgré un niveau sous l’épaule, le parfum qui sort de cette lampe d’Aladin est miraculeux. Deux bouteilles basses et deux miracles. Je descends vite au rez-de-chaussée pour faire sentir l’Yquem à Guillaume Iskandar le chef, afin qu’il ajuste le dessert au parfum capiteux et sensuel.
Le succès de ces ouvertures est irréel. Tomo est avec moi. Je lui dis qu’il me semble qu’avec ces deux vins, j’ai respecté mon devoir amical pour le dîner. Il en est d’accord. J’ouvre alors le Musigny Roumier 1969 au nez follement bourguignon, une trace de sel annonçant une élégance particulière. Nous bavardons en attendant les deux autres amis, et nous allons discuter, sans sortir du restaurant, avec les CRS qui casse croûtent en attendant la castagne.
Florent arrive et j’ouvre ses deux vins, un Clos de Vougeot Antonin Rodet 1911 et un Corton de domaine illisible 1915. Les parfums des deux vins sont plus discrets que les précédents. Jean-Philippe arrive et son Clos du Mesnil est manifestement trop chaud. Il devait ouvrir les festivités. Il faudrait alors commander un champagne de soif avant d’attaquer les choses sérieuses.
Le fait d’avoir des cheveux blancs permet d’envisager les situations avec une hauteur de vues que n’ont pas ces gamins qui m’entourent. Mon Pol Roger 1959 était au frais depuis mon arrivée. C’est donc lui qui lancera le dîner.
Le menu mis au point entre Jean-Philippe et le chef est : Velouté de caille montée au foie gras / Ris de veau à la graine de moutarde / Asperge blanche, sauce boudin noir / Echine de cochon fumée, mousseline de champignons de Paris et légumes de saison / Agrumes. Jean-Philippe se doutait bien en m’envoyant ce menu que j’allais y apporter ma touche personnelle. Voyant en cuisine des couteaux j’ai demandé à Guillaume que ce plat soit ajouté après le velouté pour qu’on essaie les couteaux avec l’Yquem. J’ai demandé aussi que les asperges passent avant le ris de veau et que les agrumes soient remplacés par un dessert plus doux pour garder le gras de l’Yquem.
Le Champagne Pol Roger Extra Réserve 1959 a une capsule qui doit valoir une petite fortune puisqu’elle est millésimée. Je la soustrais vite de la portée d’éventuels rapaces. La couleur est d’un bel ambre qui n’est pas trop prononcé. La bulle n’est pas active mais le pétillant est là. C’est un champagne ancien fort agréable car il a de belles complexités et une douceur confortable et gastronomique, mais il a une petite amertume qui me gêne. Il joue à 70% de sa valeur.
Le Champagne Krug Clos du Mesnil 1982 me fait un choc. Quand il touche les lèvres, c’est comme s’il ouvrait en grand les portes du printemps, sur des prairies de folles et frêles fleurs. Qu’il est beau ! Sa complexité est infinie et ravissante. S’il évoque les nymphes pré-pubères de David Hamilton, il a aussi de la puissance. Le velouté lui va à merveille. C’est un immense champagne, très floral et racé. Il est à noter que le passage d’un champagne à l’autre ne dessert pas tant que cela le Pol Roger, qui joue sur un autre registre, moins complexe et plus ensoleillé.
Le Château d’Yquem 1876 arrive maintenant, et chacun est, si l’on me permet une expression un peu osée mais qui caractérise bien, « sur le cul ». Cet Yquem est d’une richesse infinie. Son botrytis est tonitruant. On n’est pas du tout dans le registre des sauternes qui ont mangé leur sucre. Celui-ci est en pleine possession de ses moyens, et si on le mettait en face d’un très grand Yquem comme le 1976, si beau et plus jeune de cent ans, je serais prêt à parier que le plus puissant des deux serait celui d’un siècle de plus. Le couteau est fortement aillé, mais l’Yquem s’en accommode, indestructible. Chacun se demande comment il est possible qu’un Yquem de niveau aussi bas sous l’épaule puisse être aussi parfait.
Nous passons aux rouges avec le Clos de Vougeot Antonin Rodet 1911 servi en même temps que le Musigny Roumier 1969. Les asperges avec la sauce au boudin est peut-être le plat le moins cohérent du repas. J’en ai discuté en fin de soirée avec le chef qui a donné sur les autres plats la mesure de son talent. Le 1911 a des petits défauts olfactifs, qu’ils soient de poussière ou de gibier en trace. Le vin est agréable à boire mais n’est pas parfait, aussi n’a-t-on pas autant d’attention qu’il faudrait, car le Musigny est irréellement bourguignon, tout en subtilité, un peu à la Romanée Conti. Son équilibre, sa cohérence, son élégance en font un vin de la plus haute qualité. Je le trouve serein, parlant juste, sans forcer son talent, ce qui le rend plus persuasif. Décidément, les choses se passent bien.
Le deuxième service des rouges met en parallèle le Musigny Coron Père & Fils 1899 et le Corton domaine inconnu 1915. Là aussi, le combat est inégal, car le 1915, malgré son année quasi indestructible, est un peu trop torréfié, cuit, ce qui limite le plaisir. Mais peu importe, car le 1899 est à un niveau stratosphérique. Florent signale avec justesse qu’il évoque les vins préphylloxériques tant sa puissance est grande combinée à une fraîcheur magnifique. Ce qui me frappe dans ce vin, c’est sa plénitude. Tous, nous convenons que le Musigny 1969 est un vin immense, mais que le Musigny qui est son aîné de 70 ans est d’une dimension très supérieure. Autant on pourrait décrire le Musigny 1969 avec des mots, autant le Musigny 1899 laisse sans voix, car on veut essayer de comprendre pourquoi il est si grand. Et le mot qui revient encore une fois c’est plénitude, couplée à une puissance et une richesse rares. Nous sommes à un niveau d’émotion palpable.
Le dessert est de riz au miel qui accompagne assez bien l’Yquem 1876 qui n’en a pas réellement besoin. Il est impérial et ce qui est incroyable, c’est que jamais il n’a baissé de vitalité. Il n’a pas de caramel à proprement parler, mais plutôt de la mélasse de fruits confits très lourds. Sa trace en bouche est du plomb fondu de plaisir. Le Clos du Mesnil 1982 est encore d’une vivacité extrême et adoucit le palais après l’irréel Yquem.
J’ai proposé un classement qui a recueilli l’approbation de tous : 1 – Musigny Coron Père & Fils 1899, 2 – Yquem 1876, 3 – Musigny Roumier 1969, 4 – Clos du Mesnil 1982.
Nous avons longuement parlé de l’étonnante performance des deux vins les plus vieux dans des bouteilles aux niveaux plus que bas. Deux hypothèses ont été évoquées : la solidité invraisemblable des vins du 19ème siècle, ou bien un pouvoir magique que j’aurais sur mes vins. Ma modestie, qui s’accouple au même adjectif que l’oronge, me pousse à privilégier la solidité indéfectible des vins du 19ème siècle.
Comme au précédent repas nous avons pris date pour le prochain repas de notre « dream team ». Cinq vins de Vogüé sont annoncés. Ça va chauffer à nouveau !
on lit « Antonin Rodet Maître du Chais »
le bouchon de l’Yquem 1876