Dans ma famille les traditions ont du poids. Comme chaque fois qu’il vient en France, mon fils passe chez un de ses traiteurs favoris et achète du caviar pour ma femme et moi, à manger en son absence pour penser à lui. Mais ma femme veut casser la tradition et ouvre les deux boîtes, à partager avec notre fils. Lequel, lorsqu’il voit cela, fronce les sourcils et dit : « c’était pour vous deux ». Mais le mâle dominant dans la famille, c’est ma femme et on ne lui résiste pas. Aussi, les deux boîtes sont partagées en trois. Il s’agit pour une fois d’un caviar Prunier boîte noire. Pour le caviar il faut un champagne jeune et je choisis un Champagne Deutz Cuvée William Deutz 1999. La bulle est belle, la couleur est celle de blé d’été, et on retrouve en bouche ce que les yeux perçoivent, la joie d’un blé d’été. Si la Chine est l’Empire du Milieu, on pourrait dire que ce champagne est le « juste milieu ». Il est l’archétype du champagne de plaisir, celui que l’on pourrait déposer au Pavillon de Breteuil pour désigner l’étalon du champagne, celui auquel tout champagne devrait ressembler. On pourrait ajouter étalon du champagne jeune, car évidemment aucun champagne ancien ne lui ressemblerait. Ce champagne est bon, distribuant avec justesse ses subtilités. Il est convenable, valable, bien sous tous rapports. Il n’est pas extravagant et ce n’est pas ce qu’on lui demande pour accompagner ce caviar agréable mais moins vibrant que le malossol que nous avons goûté il y a peu avec Salon 2002. Nous poursuivons avec des filets d’anguille fumée fort gras qui ont un peu de mal avec le champagne qui ne s’adapte pas aussi bien qu’avec le caviar.
J’ouvre ensuite pour le fromage et le dessert un Champagne Moët & Chandon Brut Impérial 1964. Je suis un adorateur des Brut Impérial de Moët anciens, qui révèlent des qualités exceptionnelles. Le bouchon ne libère aucun pschitt. La couleur est ambrée rose, le pétillant est très faible aussi est-on plus en présence d’un vin que d’un champagne. Mais ce qui coule dans notre gosier est une ébauche de paradis, car c’est destination « nowhere ». On ne sait pas où on va. C’est l’énigme avec mille saveurs. Et mon fils et moi allons diverger sur les appréciations. Il est aux anges. Je le suis moins, car ce n’est pas un des plus grands Brut Impérial que je connais. Il y a une petite fatigue qui limite l’enthousiasme. Mais même ainsi, ce voyage dans des saveurs qui n’existent dans aucun champagne est quand même fascinant. Il y a des fruits, mais esquissés, des acidités légères, des amertumes raffinées, c’est comme la palette de peintre d’Elisabeth Vigée-Lebrun. Le camembert converse gentiment avec le Moët et une délicieuse tartelette aux fruits aigrelets joue avec les fruits variés du champagne.
Un aimable caviar et deux jolis champagnes nous ont comblés.