Allant dans ma cave principale, puisque nous sommes déconfinés, j’ai envie de choisir quelque chose de grand. Je vais me faire assassiner par plusieurs de mes amis et je vais expliquer pourquoi. Cela se passe il y a une vingtaine d’années. Un ami expert en vins avait l’habitude de me rendre service en allant participer aux enchères en salles de vente à ma place. J’avais remarqué que je me laissais aller à acheter trop lorsque j’étais en salle. Nous étudiions les catalogues, cochant les vins qu’il faudrait essayer d’acheter et nous fixions les prix limites. Le jour d’une de ces ventes, je recevais dans un de mes entrepôts plusieurs centaines de clients dans une opération portes ouvertes, avec des buffets tentants et des vins choisis pour étonner voire émerveiller les clients de ma société industrielle. L’ami expert, tout excité, me rejoint et me raconte ce qu’il a acheté pour mon compte. Et il me dit qu’il avait transgressé mes instructions, espérant que je lui pardonnerais, en achetant 16 bouteilles de Nuits Cailles Morin Père & Fils 1915, pensant que je ne devrais pas passer à côté de ces merveilles que nous n’avions pas cochées. Il m’en montre discrètement une ou deux, car je suis attablé avec des clients. Je l’absous immédiatement tant les bouteilles sont belles.
Je chuchote à l’oreille de quelques clients de me rejoindre à une table pour que nous goutions un des 1915 avec mon ami expert. Le vin fut sublime. J’en ai bu douze, dont huit dans des dîners. Ils ont toujours été classés dans les trois premiers vins de chaque dîner, sauf dans le 200ème dîner où la compétition était trop forte. Mais chaque fois ces 1915 se sont montrés de très grands vins. Lors du transfert de ma cave en 2012 et 2013 d’un local exproprié, vers le local actuel, les bouteilles difficilement lisibles n’ont pas été toutes inventoriées et j’ai donc dit à mes amis qui auraient voulu boire à nouveau ce vin magique : « je n’en ai plus ». Alors, s’ils lisent que j’en ai bu une, ils vont me maudire de ne pas l’avoir bue avec eux. Ils me pardonneront quand ils sauront qu’il m’en reste une ou deux.
La bouteille de Nuits-Saint-Georges Les Cailles Morin Père & Fils 1915 que j’ai choisie a un niveau à environ dix centimètres sous le bouchon, mais l’examen de la couleur du vin à travers le verre de la bouteille me rassure. La bouteille est soufflée à la bouche, très lourde et probablement plus ancienne que 1915. La capsule se découpe facilement. Le bouchon se déchire à la levée au tirebouchon, mais c’est normal parce que le cylindre du goulot a des surépaisseurs qui empêchent la levée sans que le bouchon ne se brise. Noir en haut le bouchon est sain en bas et le goulot est propre, sans gras. La première odeur à 16 heures est plus proche du camphre que de la vieille armoire, mais cela ne m’affole pas.
Lorsque je remonte le vin de cave où je l’avais laissé car il fait très chaud, le parfum est intense mais un peu strict. Le premier contact est impressionnant. Le vin a une très grande puissance, des fruits généreux, et montre des aspects torréfiés ce qui est vraisemblablement lié au niveau bas. La couleur est rouge sang comme celle d’un vin jeune. Le vin est fluide, généreux et on pourrait penser à un vin des années 60, ce qui ferait une erreur d’appréciation d’un demi-siècle.
Ma femme a préparé une pièce d’agneau avec des pommes de terre sautées et des aulx. Le vin perd alors toute suggestion torréfiée et devient large et fruité, gourmand. C’est un pur plaisir.
Sur un époisses, le torréfié revient, au point que je ressens du café. Sur un saint-nectaire, beaucoup plus adapté au vin, le Nuits gagne en pureté, fraîcheur, et authenticité d’un grand vin des Côtes de Nuits. Il est fort, large et profond et donne un grand plaisir. Et les fruits sont là ! Il n’y a quasiment pas de lie.
Un tel vin est la récompense de ma passion, car une telle vivacité à 105 ans justifie tous mes propos. J’ai bu toute la bouteille, sans en garder pour le lendemain tant ce vin est gourmand.