Christie’s m’a transmis une invitation à me joindre à une dégustation de onze vins de l’année 1949 qui se tiendra au Carré des Feuillants. L’homme qui doit animer cette manifestation vendue très cher par une officine basée à Monaco est Dominique Fornage, un grand amateur d’Yquem que j’ai rencontré plusieurs fois à de grands repas à Yquem et que j’ai revu récemment à la grande verticale des Barolos Montfortino à Castiglione Falletto. Dominique fait des repas de prestige à côté desquels mes dîners pourraient passer pour d’aimables réunions Tupperware. Car si le plus vieux vins de mes dîners date de 1828, il faut remonter de près d’un siècle de plus pour le plus vieux des siens. Et l’on y trouve des raretés inestimables qui placent les budgets de ses manifestations à des niveaux stratosphériques. On sera ce soir à un niveau plus terrien pour les vins. Seul le budget que j’ai payé reste dans les hautes couches de l’atmosphère.
Nous sommes 32 pour deux bouteilles de chaque vin. C’est plus élevé que ce qui m’avait été annoncé à l’inscription puisqu’on parlait de quinze convives par bouteille. Ce critère est crucial pour apprécier la valeur de ce type d’événements.
La salle en sous-sol du Carré des Feuillants ne voit jamais le jour et nous sommes serrés comme des sardines. Nous n’avons que du pain pour recadrer notre palais. Nous allons boire onze vins et prendre des notes. C’est un peu sinistre car les vins appelleraient de la gastronomie. Je vais clore cette partie grincheuse avant d’aborder le positif de cette manifestation en signalant que les deux bouteilles de chaque vin ont été fusionnées dans des carafes à magnums. Pour moi c’est sacrilège, car si l’on homogénéise la qualité, on diminue forcément la qualité de la meilleure bouteille des deux, ce qui s’est vérifié par un drame. Dans la précipitation de cet important moment Dominique a dû oublier de sentir une bouteille bouchonnée. Et nous avons eu cette affreuse chose qu’une bouteille bouchonnée de Lafite Rothschild 1949 a détruit l’autre bouteille dans le mélange, donnant des deux une image polluée et empêchant de vérifier si Lafite 1949 fait partie des très grands.
Venons-en maintenant au moment intéressant, la dégustation magistralement dirigée par Dominique Fornage. Il y a autour de la table beaucoup de professionnels du vin et beaucoup de journalistes dégustateurs connus. Tout le monde sera studieux. Je retranscris ce que j’ai noté, avec, comme d’habitude, l’acceptation que je demande au lecteur des redites, raccourcis et redondances.
Château Cos d’Estournel 1949. La couleur est très pâle, à peine tuilée. Le nez est joli mais porte son âge. Il y a du pruneau, un peu de fruit rouge. Le nez est un peu amer et âgé, mais pas trop. En bouche, il y a une très belle attaque. Le fruit est un peu salé. C’est le sel qui domine. Il est un peu râpeux en final. Il n’est pas très long et cela ne ressemble pas à un très grand vin. Il y a de la cerise aigrelette, un peu d’astringence. Il serait mis en valeur par de la nourriture. Il a la sobriété de Cos, puis il commence à s’ouvrir, le fruit s’anime. Plus tard, le nez devient giboyeux.
Le Château Léoville Barton 1949 qui remplace le Montrose 1949 qui avait été annoncé et n’est pas venu (bon, je ne dis rien…) est toujours clair mais un peu plus rouge que le Cos. Le nez est plus franc, où l’alcool domine. En bouche, c’est du vin. Il y a aussi de la cerise mais elle est plus joyeuse. On sent l’alcool et une légère acidité. Ce vin manque un peu de structure. Il y a du fruit, mais il y a un manque d’ampleur. La longueur est assez moyenne mais ça se boit bien.
Il est à noter à ce stade que nous disposons de beaucoup de temps pour chaque vin. Alors bien sûr on s’intéresse à des aspects qu’en un dîner on ne remarquerait pas. Car ces vins sans nourriture dévoilent les défauts de leur cuirasse. Et la solitude face à la page blanche conduit à des commentaires que l’on ne ferait pas à table. Car nous sommes en présence de très grands vins. La froideur de la dégustation ne les avantage pas.
Le Château Gruaud Larose 1949 est d’un rouge beaucoup plus intense. C’est vraiment rouge. Le nez est vraiment un nez de vin. En bouche, c’est du vin. C’est pur, c’est beau, c’est équilibré. Il n’y a pas beaucoup de variété mais c’est franc. Il y a des points communs avec les deux précédents, l’astringence et le caractère salin propre à l’année. Mais là, c’est mieux, le vin est plus flatteur Il y a toutefois une acidité de fin de bouche, une astringence, une trace de poivre. Ce vin assèche la bouche.
Le Château Lafleur 1949 est le seul qui nous est offert en magnum, ce qui garantit l’homogénéité de ce que l’on boit. La couleur est belle, légèrement trouble, un peu tuilée. Le nez est très jeune. En bouche c’est torréfié, confiture, fruit confit. La densité est énorme. Il y a une plénitude du fruit en bouche. C’est un vin immense. Un voisin me signale le final mentholé. Il y a un léger défaut de « sur gras », mais c’est très grand. Il est très Pomerol. Quel dommage de ne pas le confronter à un plat. On note le fruit, le bois, le tabac. C’est une belle expérience et à ce moment j’écris : « là, je suis heureux d’être venu ». Le nez est ample, sexy, chaleureux. Je déguste ce vin.
Arrive Pétrus 1949. La couleur est magnifique. Le rouge est parfait. Le nez est manifestement bourguignon. Ça pinote ! En bouche, c’est complètement étonnant. Le côté bourguignon salé domine. Il y a tellement d’évocations. Il y a le côté salé strict, une certaine absence de fruit mais aussi le pruneau et évidemment la truffe de Pétrus. Etrangement, le charme de ce vin est fort. Il est très étonnant, un peu torréfié, cuit, café. Je ressens que c’est un vin qui a eu un coup de chaud. Mais plus ça va et plus le charme agit. Il prend de l’ampleur, il s’habille. Il est grand. Il est même très grand car il se livre dix fois plus. Il s’épanouit totalement. Il n’a pas le fruit de Lafleur mais il a une ampleur rare et une trace immense. Beau, sensuel, il justifie sa réputation.
Le Château Cheval Blanc 1949 est d’un rouge un peu plus foncé que Pétrus. Le nez est doucereux, charmeur, avec une légère trace d’alcool. En bouche, c’est le vin parfait qui a tout en lui. Il a la structure, l’équilibre, la joie de vivre, l’élégance. Il n’a pas du tout le côté Porto du 1947. C’est un vin remarquable. Tout y est dans ce vin. Le fruit est chaleureux et actif. Ce vin a tout pour lui. Je n’en écris pas plus, car j’en jouis.
Le Château la Mission Haut-Brion 1949 a un rouge dense. Le nez est un peu fumé. En bouche, c’est caramélisé. Je sens un vin qui a souffert. Très caramel, crème brûlée, truffe, torréfié. Ce vin appelle la truffe. Il plombe la bouche.
Le Château Lafite Rothschild 1949 est d’un rouge clair. Il est bouchonné !!! Une bouteille a pollué l’autre. Quel gâchis ! Le nez de bouchon s’estompe. En bouche on sent cette faiblesse même si elle est légère. Le final est plutôt amer. Le vin est insuffisant, l’acidité est trop forte. Il n’y a pas assez de densité. Le goût est altéré par le bouchon. Ce vin n’aurait pas dû figurer.
Le Château Latour 1949 a la couleur d’un beau vin rouge jeune. La couleur est un peu trouble. Le nez est exceptionnel de fruits rouges et roses. En bouche, c’est frais, ça glisse en bouche. C’est même léger. Mais quel vin ! C’est l’attaque en bouche qui est parfaite. C’est frais. C’est incroyablement fluide, ça surfe. La trace est belle. C’est un grand vin, un peu monolithique, montrant un soupçon de fatigue malgré la fluidité. Il a lui aussi un léger accent bourguignon. Il est encore un peu fermé et devrait s’ouvrir. C’est un très grand vin qui s’ouvre lentement. Il devient plus dense, plus construit, plus musclé. Au final c’est un très grand vin.
Le Château Mouton Rothschild 1949 a une couleur d’un rouge foncé. Le nez est d’une personnalité énorme. Il a une expression flamboyante. Il est marqué par la puissance. En bouche, c’est doucereux, soyeux, charmeur de façon infinie. Je note : « c’est sexy, bas résille ». Il y a un peu de fumé de café mais ce qui apparaît, c’est le charme absolu. Je note : « charme ! Passionnant, immense, je suis totalement séduit ».
Après la ronde de dix bordeaux, je fais mon classement : 1 – Cheval Blanc 1949, 2 – Mouton Rothschild 1949, 3 – Pétrus 1949, 4 – Latour 1949, 5 – Lafleur et Mission.
Mais il arrive parfois que des coups de poings vous étendent. L’Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet 1949 est de ceux-là. La couleur est d’un rouge clair allant vers l’orangé. Le nez est très doucereux, plus macaron. En bouche, c’est la sensualité lascive, les canapés profonds. Il existe un parfum qui s’appelle « après l’amour ». J’appellerais ce vin « avant l’amour », car c’est une invitation à l’amour. Il y a un équilibre entre l’acidité, la rondeur et la douceur. C’est le vin qui m’inspire cette remarque odieusement sexiste : « c’est un vin qui donne de l’esprit aux femmes ». Il est à placer au dessus des dix bordeaux.
Il est temps de bavarder de commenter nos moments d’émotion car il y en eut de grands. Je vide quelques fonds de carafes avec des amateurs avides comme moi. Cette dégustation est suivie d’un dîner aux vins beaucoup plus simples : un Puligny-Montrachet « les Pucelles » J. Boillot 1999 qui a bien du mal à retenir l’attention après ces merveilles et un honnête Château Clinet 1990 qui eût brillé en d’autres circonstances. Le menu est un kaléidoscope : l’asperge verte de Pertuis, truffe en coulis, œuf en coque d’asperges / homard bleu tiède, royale coraillée, nougatine d’ail doux / tendron fondant de veau de lait, morilles, artichauts violets / fougeru briard travaillé à la truffe / fraises des bois andalouses, macaron à la rose et litchis dans leur gelée. Il est très net que le talent d’Alain Dutournier est cent fois plus à l’aise sur la cuisine bourgeoise aux goûts coordonnés que sur les inventions aux goûts additionnés.
Cette manifestation eût été beaucoup plus convaincante si au lieu de nous faire traiter onze vins prestigieux comme des élèves sommeliers ou élèves journalistes on avait demandé à l’immense talent d’Alain Dutournier de nous concocter un repas prestigieux qui eût mis en valeur les aptitudes gastronomiques de ces grands vins. C’eût été possible. L’exercice, tel qu’il fut fait, à quelques défauts près, méritait qu’on s’y intéresse. J’en ai un souvenir heureux.